Chacun
faisait un grand détour pour éviter de passer trop près de cette
bicoque maléfique de peur de rencontrer l'une des trois femmes qui y
vivaient : une mère au visage plein de kystes du poil incarné que
les adultes nommaient « poireau », aux longs cheveux
sales pendouillants, laide, méchante, bizarrement accoutrée, une
ivrognesse disait-on et plus encore par dégoût de ses deux filles,
véritables sorcières malveillantes, maugréant comme des jeteuses
de sort, vociférantes, lançant des rires mauvais, en haillons,
soulevant leur jupe puante si vous les rencontriez par hasard. Il ne
leur manquait que le chaudron et le balai. Vivant à l'écart dans un
lieu sauvage, ces femmes étaient maudites pour leur caractère
sombre et fantasque, méprisées pour leur alcoolisme. Les enfants
les moquaient quand ils les voyaient passer, elles les poursuivaient
en fendant l'air de leur bâton. Des
vapeurs d'urine et de pets s'échappaient comme d'un chaudron en
furie lorsqu'elles soulevaient leurs jupes. Les enfants surtout
étaient horrifiés par le mystère de la pestilence de ces
émanations, si nauséabondes qu'elles les prenaient à la gorge et
leur coupaient le souffle et les jambes. Ils fuyaient comme ils le
pouvaient, reprenaient leurs esprits et de loin leur criaient :
« Vapeurs d'horreur ! Outrance et pestilence ! Mystère et
boule de gomme ! ». Les trois rétorquaient « Vapeurs
pestilencieuses et mystérielles toi même ! ». Ce sur quoi les
enfants renchérissaient : « Fumerolles nauséabondes !
Fosses irrespirables ! Vapeurs ammoniaquées ! Fesses mal lavées
! ». Les trois femmes poursuivaient les mômes fendant l'air de
leur bâton, les traitants de farfadets immondes. Quand elles
parvenaient à les rattraper, il leur fallait à tout prix tourner la
tête, baisser les yeux, inventer n'importe quel stratagème pour ne
surtout pas rencontrer leurs terribles yeux sans pensées, leurs
regards vides aux éclats de verre plus horribles peut-être que les
exhalaisons écoeurantes. Ces yeux de poissons morts, aussi blancs et
glauques que le blanc de l'oeuf semblaient ne pas voir, face à la terreur des enfants, elles se mettaient alors à danser, en une sorte de folle farandole, proférant des paroles rituelles étranges. De toute
cette pestilence fétide et de cette horreur suintait une peur
grandissante et envahissante. Tout autour de leur maison ce n'étaient
que miasmes putrides, humeurs malignes, gaz fétides et infects,
puanteurs répugnantes. Parfois, certains voisins devaient passer
tout près en rentrant de leurs champs le soir, très nettement ils
avaient entendu la jambe de bois du grand-père -celle qui avait
remplacé sa jambe perdue pendant la guerre- retentir lourdement sur
le plancher, et leur sang s'était glacé car tous avaient assisté à
l'enterrement du grand-père. Ou n'était-ce que le bruit de la canne
que la vieille utilisait pour monter ses escaliers ? Qu'était-ce
comparé aux histoires que racontaient de vieilles gens, toujours à
l'affût de l'étrange, comme ces oiseaux de nuit aperçus en plein
jour poussant des cris lugubres au-dessus des peupliers jouxtant les
champs de la vieille, ou ces nids de chauve-souris qui s'éveillaient
et s'envolaient vers le gros cèdre lorsque parfois elle aérait sa
chambre en ouvrant ses volets de bois ? Chez elles, nul besoin
d'allumettes, disaient certaines langues, d'un vieux feu éteint
depuis plusieurs jours jaillissaient spontanément les flammes quand
ce n'était pas tout un feu d'artifice qui illuminait leur cuisine.
Le pire se produisait à l'automne, si le troupeau de sanglier
poursuivi par les chasseurs avait le malheur de se diriger vers la
bicoque, on était certain que plus jamais on ne le,
envolé, disparu dans un nuage de fumée. Tous, adultes et enfants
en rêvaient la nuit, voyaient des jets de vapeur sortir de tous les
interstices, empuantir l'atmosphère et anéantir de façon
répugnante tous les humains.
1 commentaire:
Avant de m'envoler pour Alger, une dernière pensée de l'étrange pour vous et des biosus
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