Elle est si petite qu'on la dirait tout droit sortie d'un magasin de jouets. Plantée en lisière de la forêt, c'est un peu la maison d'Hansel et Gretel du village, la gare de Sembadel. Elle veille sur l'unique voie de chemin de fer qui relie La Chaise-Dieu à Ambert. Elle est la gardienne des nuits et des jours d'une ligne aujourd'hui désaffectée où en lieu et place s'épanouissent dans le plus grand désordre libéré des renoncules, des épilobes , des marguerites effrontées et même le chiendent vorace. Le silence profond qui l'enveloppe a quelque chose d'inquiétant. A tout moment, on imagine voir descendre du vieux wagon en bois échoué dans la prairie la jouxtant, un passager au visage zébré d'une longue cicatrice se tenant le ventre à deux mains. Il ouvre la bouche, aucun son ne s'échappe de ses lèvres bleuâtres; seuls lui répondent le feulement du vent dans les grands sapins noirs et le gargouillis d'une source dissimulée par les hautes herbes.
La voie ferrée exerce sa ligne de fuite vers la forêt accompagnée de l'achillée millefeuilles qui balance ses corymbes blancs sur les traverses vermoulues. Des anémones chétives nées là par hasard ponctuent la pieraille d'un semblant de couleur. Il devine une touffe de sauge, un bouquet de menthe qu'Hadès avait baptisée Min-tha lui attribuant volontiers un parfum d'enfer.
Ses yeux papillonnent brûlant d'une fièvre surnaturelle; exténué, le ventre en feu, il laisse traîner ses mains dans les herbes qui le ligotent subrepticement; maintenant c'est au tour de ses sens olfactifs d'être fait prisonniers. Alors il se laisse tomber en travers de la voie, il ferme les yeux et se laisse embarquer pour le plus fabuleux des voyages.
Il voit les feuilles d'un yohimbé pactiser avec les épilobes; les fruits d'un schinzandra enlacer les anémones tandis qu'une amulette en bois de santal vient se balancer sous ses narines. Des fleurs de pimprenelle laissent perler leur couleur sanguine sur la corolle des marguerites; un peyolt vient déposer sur ses lèvres quelques gouttes de son suc. Il frissonne de plaisir. Son corps se détend. Languide il devient mais la brève caresse des fruits d'un guarana lui agace le visage. Il se sent observé par leurs billes noires et perçantes et le miracle se produit, sa fatigue et ses douleurs s'envolent. Il devine plus qu'il ne le sent le froid de la nuit qui tombe. Il devrait ouvrir les yeux. Il ne le fait pas. Il veut savourer, savourer les baies d'acérola qui glissent dans sa gorge; savourer le philtre d'amour préparé dans les écorces d'un vieux sassafras. Ses contours encore flous, il sait. Il sait maintenant qu'il est le chaman de la forêt et celui de la lune bleutée.
Mais la petite gare délaissée deviendrait-elle l'espace d'un clair de nuit un paradis glacé parce qu'elle a "elle a des fenêtres semblables à des yeux sans pensée"? Trop grandes, la peinture écaillée, les deux fenêtres qui percent la façade sont les funestes pressentiments des âmes tristes, le miroir aux alouettes des voyageurs sans billet de retour. Elles pleurent, un voile sale posé sur leurs yeux délavés. Attendre le rêve d'un ailleurs en collant son œil à leurs carreaux mouchetés, tachetés de vert de gris est aussi illusoire que s'essayer au souvenir de la dame au chapeau vert assise sur le quai, son long fume-cigare entre ses doigts gantés.
Un peu de verre brisé gît sur le sol, petits éclats de vie délestés de leur substance, vides de leur conscience, en creux alors que les fenêtres en bosse charrient leur désir d'être ou de paraître, en souffle glacé à travers les plis disjoints des vieilles ouvertures.
Elles ont l'œil sanguinolent et laiteux de la clarté lunaire, prêtes à bondir sur "il", l'engouffrer dans leur puits sans retour, le broyer sur les bancs de la salle des pas perdus comme pour lui faire payer, à lui, le seul, l'unique, leur tristesse et leur abandon.
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