mercredi 31 décembre 2014

Monologue avec des ombres

« … Tu as une lointaine ressemblance avec quelqu'un que j'ai connu, la voix est la même, le soleil est encore chaud, de quoi ai-je l'air ainsi vautrée sur cette chaise, moi aussi je dois n'avoir qu'une vague ressemblance avec celle que tu as connue, tu parles, je n'écoute que les modulations de ta voix, ce que tu dis se perd dans le feuillage et cette maison derrière toi, qui n'a pas changé, elle, pas un coup de peinture aux volets, tous ceux de notre époque pourraient réapparaître dans ce décor intact, ce sont eux qui seraient incongrus mais tous reconnaîtraient le décor, le même, toujours le même, cette permanence des lieux et nous là un demi-siècle plus tard, je voudrais bien saisir ce qui en toi subsiste et ce qui est radicalement différent, savoir où je t'ai laissé et qui j'étais à ce moment-là, mais le décor m'entraîne dans un autre temps auquel je ne m'attendais pas du tout, pas plus qu'à éprouver autant de plaisir à le retrouver, j'écoute ta voix, elle va avec le cadre, je vois ta mère, morte depuis des années traverser la cour et ton père qui marche dans l'appartement de Vienne, je vois sa corpulence, son visage et toi, quinze ans, porté par ta voix, je vois bien pourtant que quelque chose cloche, ce ventre rond sous ton tee-shirt, je me redresse pour cacher le mien et ces gestes lents, cette posture qui a remplacé ton impétuosité, j'essaie de rendre mon regard plus pétillant, je voudrais te dire ... tu continues de parler et je regarde autour de moi, deux plans se téléscopent, le passé derrière toi et ton corps devant moi, ta voix fait le lien, cette mobylette au loin, j'en avais une que tu m'avais vendue quand je suis partie en fac, elle était bleue, je l'ai écrasée sur l'arrière d'une voiture qui a freiné trop brusquement, et Françoise, il faut que je te demande si tu la vois encore puisque tu sembles vivre encore en ce temps-là, est-ce que tu te souviens de ma grand-mère et du sapin à côté du bassin, mais tu continues à parler de Brésil, de petit-fils ... »

lundi 29 décembre 2014

monologue avec le texte


         - «  avant de commencer la lecture, je dois vous dire que Sophie ne peut pas venir et elle s'en excuse »
         -       « qui c’est Sophie ? »
         - « la fille brune un peu timide qui vient depuis deux mois ; elle est médecin, elle a un cabinet à G. »
 le prénom, l'allure, le métier, tout correspond à Sophie, je ne l’aurais pas forcément reconnue, je ne l’ai jamais vue, juste des photos et quelques détails tirés du roman fantaisiste raconté par Damien,
peut-être
nous aurions discuté, ou échangé au moins un regard, un quelque chose m’aurait mis sur la piste, j'aurais fait le lien ? « La plupart des gens ont l'imagination obtuse »*.
et elle ?  nous serions en train de nous reconnaître, comment soutenir nos regards ?
des coups d'œil étonnés, un léger sourire gêné, un air de rien ?
 "Ce qui ne les touche pas directement, ce qui n'ébranle pas leur sensibilité à coups de burin parvient rarement à les enflammer; mais le moindre incident survient-il sous leurs yeux, à portée de leurs sentiments, et les voilà en proie à une passion démesurée"*
ce serait intéressant de savoir si j’existe pour elle, 
ou pas
elle ne sait rien, personne ne m’a évoqué auprès d’elle,
je ne connais pas ce texte de Zweig « 24 heures d’une vie d’une femme », il faudra que je le lise en entier
 « Soudain notre homme corpulent et pesant descendit les marches qui grincèrent sous son poids : son visage était méconnaissable et ses traits étaient à la fois las et courroucés. Il tenait une lettre à la main »
Damien ne lui a pas donné d’explication quand il l’a quittée, il a surgit chez elle, elle ne l’attendait pas, « on arrête tout » « Rappelez tout le monde ! lança-t-il au chef du personnel d'une voix tout juste intelligible. Rappelez tous vos gens, ce n'est plus nécessaire. Ma femme m'a quitté »
Il a dit qu’il avait craint qu’elle le quitte à nouveau, il a pris les devants, poussé par la peur d’être délaissé à nouveau, puis il a regretté
Est revenu la voir
Elle n’a rien voulu savoir
 Alors il a attendu, maigre, au bord du gouffre
Arrête de refaire l'histoire !
 « Il y avait de la tenue dans cet être frappé à mort, une contenance surhumaine face à tous ces curieux qui se pressaient autour de lui et qui, effrayés, honteux, confus, préféraient maintenant s'éloigner » écoute cette histoire…
Il garde la place, pour Sophie,
est-ce qu'il attend encore aujourd'hui ?
Un creux rempli de souvenirs qu’il raconte parfois, par mégarde, ressassant les derniers jours
Il lui ramenait des affaires, au compte goutte,  un jour un disque, une semaine après un livre, puis une écharpe, et ainsi de suite, pour la voir, provoquer l'explication, convoquer la réconciliation
Elle nouvrait pas, lui disait de laisser les choses dans la boîte aux mots perdus
Alors il lui écrivait
Elle ne répondra pas aux lettres
Six mois avant, elle était venue à l’improviste lui annoncer qu’elle partait pour un autre, sans rien ajouter
Plus tard, elle était revenue, silencieuse
concentre-toi sur la lecture, tu t’en fous de cette histoire, ce ne sont pas tes mots « (...) le bruit s'était vite répandu que Mme Henriette avait pris la fuite non pas seule mais en compagnie du jeune Français (envers qui la sympathie de la plupart d'entre nous se mit dès lors à fondre à vue d'oeil) »
Damien n'en parle plus, il la tait, il en rêve ? et dans ce rêve elle ne vieillit pas ?
Ils se parlent dans leurs monologues intérieurs ? 
 « Mais ce qui intriguait à ce point toute la maisonnée, c'était le fait que ni le fabricant ni ses filles, pas plus d'ailleurs que Mme Henriette elle-même, n'avaient rencontré ce Lovelace auparavant"
ai-je déjà lu  Zweig?
Un après-midi en ville, la tension soudaine de Damien : voir ses yeux se fixer vers un point, percevoir ce corps prêt à bondir, torturé, cloué au sol, et déjà lancé à sa recherche, déjà face à elle
 « ce qui signifiait que la conversation de deux heures la veille au soir sur la terrasse et l'heure passée ensemble à prendre le café au jardin avaient suffi à pousser une femme de trente-trois ans, réputée irréprochable, à quitter du jour au lendemain son mari et ses deux enfants et à… »
Henriette, regrette-t-elle ?
tu n’existais plus comme ami : sans toi il aurait bondi, se serait faufilé, aurait heurté les passants, l’aurait retrouvée près du bar, serrée dans ses bras, aurait tenté sa chance, encore
tu n’avais rien à faire ici, tu n'as rien dit non plus
tais-toi.




*les passages en italiques sont des extraits de "24h de la vie d'une femme, S. Zweig.

vendredi 26 décembre 2014

nous sommes à une charnière

Charnière, quel rapport avec charnier et charnier avec chair niée et pourquoi j'écris toujours ethymologie avec un h, ça sent l'alcool de mots c't'affaire, ça fait fermentation c'était quoi cette émission sur le e muet, le féminin qu'on n'entend pas, les femmes ont toujours droit au silence "oh ferme-là, tu me casses les oreilles" -Quelqu'un ! faites que cette petite fille soit un e muet, que sa mère arrête de lui crier dessus, que sa mère rentre et la couche,et se couche aussi, que le monde entier se couche, à chaque fois je m'en sens coupable de ne pas m'ingérer "tu es trop directe Chantal" -et toi pas assez mon cher, on se perd dans tes circonvolutions - et je me sens coupable de non assistance à personne en danger, j'accumule de l'observation du matériau, je fais des listes sur une pensée en 2 colonnes le positif d'un côté le reste de l'autre une longue phrase avec des dents, comme un piège à loups qui se referme sur moi dans cette salle d'attente et du temps perdu, depuis combien d'heures -je ne savais pas qu'on pouvait atteindre un tel seuil de fatigue et être encore vivant, si ça se trouve je suis morte et personne ne m'a prévenue, je suis dans l'antichambre de quelque chose, tout à l'heure lorsque je me suis assoupie je suis passée de l'autre côté, sans m'en rendre compte, allez arrête, clame toi, non, toi aussi tu es un e muet, la majorité silencieuse, celle qui n'a pas le droit d'exprimer ses sentiments, calme toi plutôt, un temps perdu de survivante, de quoi je me plains, oh mon dieu si j'avais pris ce métro, j'ai 36 ans , j'ai échappé à un attentat, je suis seule au monde, personne ne sait où je suis, je me suis glissée dans une fente du temps, j'ai 50 ans, je devrais faire partie du carnage, merci qui ? Comme je l'aime ce type avec sa casquette ridicule, de quel carnage a-t'-il réchappé, lui ? où rêve-t'-il d'aller ? comme j'aimerais bercer cette petite fille la câliner la déposer endormie dans sa poussette, rasséréner sa mère ; tous ces gens qui continuent de vivre d'aller et venir, tous ces gens qui s'embrassent sont contents de se retrouver - charnière ? que disent les saintes écritures numériques ? zut presque plus de batterie, personne à rassurer, personne à qui dire que je n'étais pas dans cette rame de métro, "nous sommes à une charnière" et moi je suis sortie de mes gonds, c'est con, "il faut que nous prenions du recul" peut-être qu'à force d'en prendre on tombe à la renverse, quand on dit ça c'est qu'on en a déjà pris "j'ai besoin de réfléchir", miroir mon beau miroir, je la rate jamais celle-là, et moi de dormir, dormir. 

jeudi 18 décembre 2014

Automne 2014, consigne 5

Pour cette cinquième consigne, il faudrait se risquer sur la pente du monologue, qui ne se développe qu'à partir de ce que sait le narrateur, sans avoir besoin de narration objective. Une voix intérieure qui s'ouvre à de libres associations, sans besoin de les justifier. 
(J'espère que vous avez bien travaillé ! j'ai hâte de lire vous productions....!)


jeudi 11 décembre 2014

Liliana et elle

Liliana

Elle a 30 ans, elle est journaliste, vit à Paris et côtoie Albert Camus et Louis Guilloux, elle aime cette vie d'intellectuelle.

A 8 ans , dans une école de Venise, elle s'oppose à une enseignante qui a puni injustement une de ses camarades : elle ne supporte pas une vérité dénaturée.

Elle a 33 ans , un premier roman écrit dans sa langue maternelle est refusé chez les éditeurs italiens, alors elle le réécrit en français : La Vestale sera publiée chez Gallimard .

Elle a 18 ans, vient de quitter son lycée à Venise pour s'inscrire à la fac de Padoue, en philosophie.

Elle a 40 ans et traduit Camus, Gracq, Breton en italien.

Le 10 mars 1950, à 43 ans , elle va au théâtre juif de la rue Guy-Patin à Paris avec Louis Guilloux, voir les marionnettes. Elle vit une histoire d'amour discrète avec lui. Elle lui écrira plus de cinq cent lettres.

A 50 ans, elle est journaliste pour la Rai et des radios françaises.

Elle a 39 ans, elle habite un appartement dans le palais situé de l'autre côté du canal qui borde la place San Zanipolo et, chaque matin elle peut fixer le terrible Colleoni sur son cheval de bronze. Entre les visites de Guilloux, elle arpente Venise, scrutant et narrant dans Carnet vénitien le temps éclaté de la vie dans sa ville tout au long d'une année.

Elle a 28 ans, elle est une jolie femme brune, élégante , raffinée et mystérieuse : la petite Angelina la fille de sa voisine lui murmure un soir qu'elle est si belle qu'elle ressemble à un ange ; Liliana se sent des ailes !

Au mois d'avril 1951, pendant une dizaine de jours, elle découvre la Bretagne avec Guilloux : ce sera Carnac, Brest, les calvaires. Elle emplit son regard des couleurs de la Bretagne, entre le gris tendre des maisons, le jaune des ajoncs et le bleu doux du ciel.

Elle a 63 ans, vit très seule, mais assure des conférences au sein d'une association oeuvrant pour le rapprochement des pays d'Afrique avec l'Europe et fait de nombreux voyages. Elle est toujours obsédée par la vérité.

Elle a 42 ans et traduit en français Les Fiancés de Manzoni avec Guilloux, elle se prénomme alors Silvana par discrétion.

Elle a 68 ans , c'est le 2 juillet 1985 : elle meurt à l'hôpital de Mestre.

A la fin de sa vie, elle découvre le Japon , la philosophie zen, la littérature, la poésie et durant sa dernière année se consacre à composer des haikus. Ce sera sa dernière activité littéraire.




Elle

Elle a 45 ans et se trouve être une habituée des halls de gare et des arrêts de bus : ce matin, c'est pour l'île d'Aix qu'elle s'évade avec sac à dos , où est arrimée sa canadienne, un couteau à huîtres dans une poche et un livre dans l'autre : il lui faut l'air de l'océan et la solitude pour quelques jours.

Elle a 24 ans, rejoint un stage de zen et on vient de lui voler son sac avec ses papiers et son argent ; c'est la troisième fois que çà lui arrive, elle se pose des questions mais ne trouve pas de réponses.

Elle a 33 ans avec plein d'enfants autour d'elle, c'est la vie qu'elle a choisie , enfin pas tout à fait quand même, des rêves continuent de la hanter qu'elle rejoint dans les livres qui la sauvent de tout.

Elle a six ans, avec son père et son frère elle construit des châteaux de sable sur une plage de l'océan. Un jour, elle partira elle aussi comme ces petits voiliers qui voguent là-bas très loin.

Elle a 18 ans , l'avenir l'angoisse, elle ne sait pas où elle va. Elle est très solitaire et regarde autour d'elle avec une inquiétude d'ombre au fond des yeux: elle n'est pas faite pour ce monde là.

Elle a 40 ans et a compris qu'on ne construit pas sa vie uniquement sur des rêves, alors elle jette le sac de matelot de son grand-père sur l'épaule, où elle a glissé le nécessaire pour quatre jours de vie et un livre de poèmes qui ne peut se lire qu'à Venise, et elle réalise le rêve , après des heures de trains avec changements, attente, angoisse, de déambuler seule dans Venise.

Elle a 55 ans, n'a prévenu personne et s'est affalée dans un train, elle ne sait pas où elle va et çà lui est égal. Elle se dit qu'elle voudrait bien retourner à Venise.

Elle est à Venise .

mardi 9 décembre 2014

La grande jeune fille au magasin. Le vieil homme dans le champ.

Elle a 7 ans toute encombrée de sa grande taille. Elle a 13 ans des yeux très bleus. Elle est timide. Calme. Un fin sourire aux lèvres elle acquiesce. De petits mouvements de tête. Le jury l’interroge sur son travail. Elle a 29 ans. Elle a 26 ans. Elle photographie les ruelles de Kyoto. L’éclosion des fleurs. Les chats nonchalants. Elle a 23 ans. Elle pleure dans le stock entre les caisses de livres. Sa voix tinte comme une clochette soulevée par le vent. Elle a 17 ans. Sa frange coupée très courte. Elle ressemble à une princesse de l’ère Edo. De fines mèches électriques cernent ses joues poudrées. Le front brille souvent. Ses mains alignent les piles avec précision. Elles ne peuvent s’en empêcher. Elle a 22 ans. Au cours de "sumi-e" elle trace des silhouettes de fruits ou de légumes. Elle a 28 ans. Ses bras ses mains tentent de se glisser entre les "shôji" en papier de riz. Cela dure longtemps. En noir et blanc. Couche par couche elle revêt des kimonos. Elle va avoir 30 ans. 
Il a 63 ans. Sa silhouette voutée forme une virgule entre les sillons de terre.  Il porte un béret noir qui penche vers son oreille. Il a 68 ans ou 73 ans ou 85 ans... Il tient sa main d’enfant quand ils se promènent tous deux à travers champs. Des chemins creux. L’odeur près des cochons. Il a 37 ans. Ses mains calleuses poussent l’aiguille dans les pièces de cuir. Il est sellier. Dans son atelier il peint les champs les arbres les fleurs. Des odeurs de térébenthine. Il a 69 ans. Il fait son portrait en robe blanche et sourire. Il coupe les branches des «chatons». Qui ressemblent à de petites pâtes très douces des coussinets. Il a 73 ans. Sur la tablette de la clinique ils jouent à la bataille. Il l’a laisse gagner ? Ou c’est l’inverse ? Il a 71 ans. Il lui répond que quand il sera mort ils ne se verront plus. Il a loué une cabane dans la montagne au dessus du lac. Il va à la pêche avec ses copains. Il a 36 ans peut-être. Il sourit sur la photo. Elle est sur ses genoux heureuse. Il est difficile de dire son âge.