jeudi 20 mars 2014

ticket s'il vous plaît !


Un contrôleur à la retraite, sexe masculin, 1mètre 65, toujours très calme comme le précisera l’infirmière, chaussé de bottes en cuir noir et d’un costume gris clair, le ventre légèrement arrondi, court sur jambes, fessiers détendus, menton en galoche, s’assoit sur un siège, un journal plié à la main, il est seul dans le bus 19 ce jeudi soir et voici qu’arrivent trois ex-lycéens de 80-83 et 90 ans yeux rivés sur le sol, sac en bandoulière, chemises sorties du pantalon, bras ballants, lacets détachés, silencieux, cherchant du regard une place assise vide, croisent le regard du contrôleur qui s’écrie : « ticket, s’il vous plaît ! », déstabilisés et incrédules, comme d’un seul homme farfouillent leur poche arrière pour trouver le ticket réclamé mais le contrôleur retourne à la lecture de son journal, c’est alors qu’apparaît une coquette petite fille toute de rose vêtue, aux yeux pétillants malgré ses 95 ans, une sucette coincée dans la bouche, tournant et retournant une mèche frisottée de ses cheveux mauves, elle pense qu’elle va retrouver sa maman qui lui a certainement préparé un goûter, le contrôleur la regarde avec un léger rictus et quand elle passe à côté de lui se lève d’un bond : « ticket, s’il vous plaît ! », la petite fille sursaute apeurée et éclate en sanglot tandis que le contrôleur s’en retourne à sa lecture, il entend la petite fille demander au chauffeur de la faire sortir, la porte s’ouvre sur l’élégant professeur de français qui porte un tas de copies qu’il juge, sans les avoir lues, totalement ineptes, les jeunes d’aujourd’hui ne sachant plus écrire, sans parler de l’orthographe des plus aléatoires depuis les dernières quarante décennies de réformes du français, c’était autre chose quand lui-même était élève, se souvient-il, avant la seconde guerre mondiale, il continue donc son râle, peste contre la jeunesse et ses opinions révolutionnaires, manque de trébucher, quand soudain il entend « ticket, s’il vous plaît ! », intuitivement il sait que l’appel s’adresse à lui, il sait intuitivement qu’il n’a pas de ticket lui qui d’habitude se fait un honneur d’être en règle se demandant ce qui a bien pu se passer pour être pris en flagrant délit, sans doute la faute à ces copies médiocres ! Il cherche à s’enfuir, mais la porte est verrouillée, il sent ses joues rosirent, la honte l’envahir et n’ose lever les yeux sur la foule qui, suppose-t-il, l’accuse déjà d’être un mauvais citoyen, il vacille puis se reprend : son papa va le gronder, voire le frapper avec le martinet, alors courage mon gars, à la guerre comme à la guerre ! Le contrôleur dont le métier a appris à repérer les fraudeurs vient vers lui, lentement, ses fessiers retrouvent un peu de vigueur et ses maigres jambes le portent étonnamment avec assurance, seul son ventre flotte légèrement de gauche à droite comme un flan hésitant à rester droit ou à s’écraser dans l’assiette, face au professeur il répète d’une voix basse et dénonciatrice : ticket, s’il vous plaît ! Le professeur lâche brusquement ses copies et de ses deux mains gonflées par la mauvaise circulation sanguine attrape le cou du contrôleur et serre serre serre ; la foule se met à hurler mais quand les aides-soignants et l’infirmière arrivent, tout est redevenu silencieux, le professeur a pris la place assise du contrôleur, les lycéens discutent calmement du dernier disque des compagnons de la chanson, la petite fille en rose se balance en endormant sa poupée invisible, le contrôleur gît parterre ses lèvres bleutées s’accordant au mieux avec son costume gris clair et alors que l'infirmière réclame des témoignages, tous les passagers lui adressent un regard vide, non pas qu’ils sont de mauvaise fois, ils ont simplement oublié, le directeur de cet hôpital de jour pour malades Alzheimer procède donc à la levée du corps sans enquête, perte ou fracas.