La
nuit est enduite de cette suie que strient quelques étoiles où le
regard cherche à se raccrocher pour garder quelque espoir. Les grands
pins serrés les uns contre les autres gémissent bercés par un vent
léger qui se faufile entre leurs branches. La lune n’est pas
encore levée et la marche sur le chemin caillouteux n’est guère
aisée. Elles se tiennent par le bras, à la fois pour se donner du
courage et pour éviter de trébucher. Elles sont trois à remonter
le chemin qui les a conduites, il y a quelques heures déjà, au bal
du village voisin. Elles sont trois amies: Eugénie, la patte un peu
folle, Pauline la plus peureuse et Madeleine toujours pleine de
rires. Leurs sabots blessent un peu leur peau lorsqu’elles se
tordent les pieds sur des racines ou des cailloux qui obstruent leur
marche. La rivière est franchie: elles ont passé le gué en
marchant sur des pierres judicieusement alignées et commencent la
remontée là où la forêt se densifie et elles rient pour retrouver
des forces qui faiblissent et combattre la fatigue. Elles sont
proches du passage où le paysage se perd.
Et là
le silence les prend. Elles entrent dans le registre de l’incertain,
abandonnées à elles-mêmes, chacune absente à l’autre et
marchant vers sa propre présence, où ne résonne pour l’instant
que l’inlassable écho d’une lassitude. Toutes trois si serrées
l’une contre l’autre qu’elles ressentent le même sang pulser
entre leurs veines, et, tout aussi bizarrement, versées dans une
solitude grise. Peu à peu chacune pénètre cet univers indicible
qui la rend singulière, se recroqueville dans l’envers de son
visage et tente de déchiffrer l’opacité des signes qui lui sont
offerts. Elles font l’expérience de la lente retraite du voile.
Eugénie, victime de la foudre dans l’église, avec sa jambe
mortifiée se voit soudain autre, belle et séduisante,elle se voit
comme ses sœurs enfin éloignée de ce village mortifère, vivant dans
la ville voisine, avec un travail et un appartement et profiter d’une
vie dont elle envie la liberté. Elle entend une petite voix lui
murmurer que oui c’est possible pour elle aussi. Elle se redresse,
reprend des forces et sourirait presque… Pauline, celle qu’un
rien effraie, au regard toujours baissé, à la démarche hésitante,
aux mains moites et aux joues rougies, se prend à s’imaginer en
jeune femme décidée, faisant fi des difficultés, se laissant enfin
respirer sans imaginer toujours que le pire va ariiver. Son pas devient plus sûr
et son regard s’élève… Quant à Madeleine, elle sait déjà que
rire est son secours mais qu’il cache des failles qu’il lui
faudrait bien se résoudre à combler, à regarder de plus près, et
finir par comprendre ce qui la traverse. Son visage se détend, ses
yeux semblent plus bleus… Elles voient, comme jamais elles ne
l’ont vue, une lune s’élever de la terre, si rouge qu’on
dirait un soleil, si parfaitement ronde qu’on pourrait la prendre
entre ses mains, et si ample qu’elles pourraient entrer en elle,
l’arpenter et se lover dans ses courbes. C’est un lever de lune
libre.
Elles s’en reviennent lentement vers la nuit, d’un pas
égal, dans une anse immobile du temps. Allégées de leurs songes,
elles sont dans un tableau de Caspar David Friedrich.
1 commentaire:
Que j'aime ce "lever de lune libre dans une anse immobile du temps", je le ressens très fort ici dans ma Drôme déserte.
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