Sur les berges d’une
rivière, il est coutumier de laisser vagabonder son esprit. Ils
sont nombreux les êtres de toutes sortes qui se sont posés sur
l’herbe ou sur les pierres du bord de l’eau, ont laissé leurs
pensées glisser sur le courant en triturant quelque galet entre
leurs doigts. Tous ces hommes, toutes ces femmes prenant un temps
d’arrêt dans leur vie, déposant leur regard sur la surface de
l’onde, en tête à tête avec les absences qui les ont façonnés,
tentant de se franchir eux-mêmes, surplombés de la mémoire des
ruines.
Ce jour là, vers la fin de l’été,
l’homme, après avoir posé son vélo contre un arbre a érigé
rapidement une tente qu’il a plantée, pas trop près de la
rivière, par prudence, et un peu à l’abri de l’ énorme paroi
rocheuse pour ne pas être visible de la route sinuant au-dessus de
la vallée. Ce site est protégé et il est interdit de faire du feu,
de camper, de pratiquer le moto-cross et d’autres actions qu’il
n’a pas mémorisées. Le ciel s’est assombri assez soudainement
mais il est trop fatigué pour s’en soucier après le parcours en
montagnes russes qu’il a traversées aujourd’hui. Ce lieu lui
semble familier, comme s’il venait de franchir un passage entre
l’homme qu’il est aujourd’hui et l’enfant qu’il a été.
L’enfant n’est plus depuis longtemps mais son enfance coule
toujours dans ses veines. Elle est tout à la fois emplie de silence
et bruissante de mille petites voix. Il lui semble les reconnaître
dans le flux de la rivière. Qu’importe quel jour de quel an il se
trouve, il est dans cette atemporalité génératrice de songes.
Dans la réserve de rêves,
l’arrière-boutique où se terrent les pensées vagabondes et les
souvenirs rugueux – ceux qui s’arriment aux rêves de verre du
passé – il faut d’un doigt soulever les voiles sombres qui
calfeutrent ce qui ne peut être. Etablir un dialogue entre le dehors
et un dedans où des visions lucides transvasent ce qui s’ouvre
dans le paysage. Il ne sait et ne saura pas, ce qui fait partie d’un
réel et ce qui surgit d’un arrière champ obscur. Entre le chien
et loup du matin, il voit des silhouettes glisser sur la surface de
l’eau, il voit des corps blanchis descendre le cours de la rivière,
il voit ceux qui ont été, et ne sont plus depuis longtemps, surgir
des alvéoles d’ombre, enveloppés de cette absence active, à la
recherche d’un dehors dont ils n’ont plus les clés et d’une
apparence perdue. Les silhouettes passent et s’effacent dans le
frémissement du matin. Elles ne l’effraient pas, mais viennent
réveiller cet autre en lui qui sommeille depuis tant de temps. Elles
interpellent l’ être presque inconnu qui cohabite avec lui en
faisant irruption au petit matin, entre gazouillements d’oiseaux et
nappes de brume qui s’élèvent. Il ressent cette collision en lui
comme un évènement salutaire qui a mis du temps à se faire jour et
il n’a pas envie de s’éloigner de cette rive. Il est dans cet
en-dehors du songe, à l’heure où l’ombre révèle des visions
qui ne sont pas à échelle humaine mais proviennent d’un monde
antérieur. Il se sent comme si le train dans lequel il somnolait
venait de dérailler et poursuivait sans difficulté un chemin
improbable à travers le paysage. Nulle inquiétude, nulle peur,
nulle certitude. Mais il a vu et n’oubliera pas.
1 commentaire:
Tu rends exactement cette ambiance où l'on est plongé quand le paysage réveille en nous "cet autre qui sommeille depuis tant de temps" et quand on a soudain la sensation de -enfin- le rencontrer
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