jeudi 21 février 2019

arrière-rêverie

Sur les berges d’une rivière, il est coutumier de laisser vagabonder son esprit. Ils sont nombreux les êtres de toutes sortes qui se sont posés sur l’herbe ou sur les pierres du bord de l’eau, ont laissé leurs pensées glisser sur le courant en triturant quelque galet entre leurs doigts. Tous ces hommes, toutes ces femmes prenant un temps d’arrêt dans leur vie, déposant leur regard sur la surface de l’onde, en tête à tête avec les absences qui les ont façonnés, tentant de se franchir eux-mêmes, surplombés de la mémoire des ruines.
Ce jour là, vers la fin de l’été, l’homme, après avoir posé son vélo contre un arbre a érigé rapidement une tente qu’il a plantée, pas trop près de la rivière, par prudence, et un peu à l’abri de l’ énorme paroi rocheuse pour ne pas être visible de la route sinuant au-dessus de la vallée. Ce site est protégé et il est interdit de faire du feu, de camper, de pratiquer le moto-cross et d’autres actions qu’il n’a pas mémorisées. Le ciel s’est assombri assez soudainement mais il est trop fatigué pour s’en soucier après le parcours en montagnes russes qu’il a traversées aujourd’hui. Ce lieu lui semble familier, comme s’il venait de franchir un passage entre l’homme qu’il est aujourd’hui et l’enfant qu’il a été. L’enfant n’est plus depuis longtemps mais son enfance coule toujours dans ses veines. Elle est tout à la fois emplie de silence et bruissante de mille petites voix. Il lui semble les reconnaître dans le flux de la rivière. Qu’importe quel jour de quel an il se trouve, il est dans cette atemporalité génératrice de songes.
Dans la réserve de rêves, l’arrière-boutique où se terrent les pensées vagabondes et les souvenirs rugueux – ceux qui s’arriment aux rêves de verre du passé – il faut d’un doigt soulever les voiles sombres qui calfeutrent ce qui ne peut être. Etablir un dialogue entre le dehors et un dedans où des visions lucides transvasent ce qui s’ouvre dans le paysage. Il ne sait et ne saura pas, ce qui fait partie d’un réel et ce qui surgit d’un arrière champ obscur. Entre le chien et loup du matin, il voit des silhouettes glisser sur la surface de l’eau, il voit des corps blanchis descendre le cours de la rivière, il voit ceux qui ont été, et ne sont plus depuis longtemps, surgir des alvéoles d’ombre, enveloppés de cette absence active, à la recherche d’un dehors dont ils n’ont plus les clés et d’une apparence perdue. Les silhouettes passent et s’effacent dans le frémissement du matin. Elles ne l’effraient pas, mais viennent réveiller cet autre en lui qui sommeille depuis tant de temps. Elles interpellent l’ être presque inconnu qui cohabite avec lui en faisant irruption au petit matin, entre gazouillements d’oiseaux et nappes de brume qui s’élèvent. Il ressent cette collision en lui comme un évènement salutaire qui a mis du temps à se faire jour et il n’a pas envie de s’éloigner de cette rive. Il est dans cet en-dehors du songe, à l’heure où l’ombre révèle des visions qui ne sont pas à échelle humaine mais proviennent d’un monde antérieur. Il se sent comme si le train dans lequel il somnolait venait de dérailler et poursuivait sans difficulté un chemin improbable à travers le paysage. Nulle inquiétude, nulle peur, nulle certitude. Mais il a vu et n’oubliera pas.

1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

Tu rends exactement cette ambiance où l'on est plongé quand le paysage réveille en nous "cet autre qui sommeille depuis tant de temps" et quand on a soudain la sensation de -enfin- le rencontrer