C’est
un jour dans visage, un de ces jours habillé de grisaille où la
lumière peine à traverser les carreaux de la fenêtre de la
cuisine. Ce n’est pas encore la nuit, mais ce n’est déjà plus
le jour. La fillette, assise sur sa petite chaise a désormais de la
difficulté à distinguer les points de dentelle qu’elle doit
réaliser si elle veut terminer son ouvrage en ce jour. Un feu lance
de petites flèches denses et brèves au sein de la cheminée. La
lumière se concentre sur cette partie de la pièce, laissant glisser
le reste parmi les ombres. La petite fille est seule à faire
cliqueter les fuseaux; elle attend le retour de sa mère qui a laissé
son carreau sur la chaise à côté d’elle. Dans l’angle opposé
à la cheminée, la grande horloge n’en finit pas de dépecer le
temps et de rappeler à l’enfant qu’il lui faut se hâter.
Derrière elle, posée sur la table, se laisse deviner une tourte
libèrant cette odeur si particulière de pain chaud qui parvient à
se diffuser au-delà du torchon à carreaux qui la recouvre. Le
balancier du temps déterre le silence alors que au-dehors le vent
s’est levé. La fillette, dans un soupir, pose son regard sur les
flammèches qui pétillent et oublie son ouvrage.
Son
esprit s’accroche à une étincelle, puis une autre. Elle a dépassé
la frontière de son être et se retrouve dans un monde où on ne
parle pas, mais où l’instant est fait d’incandescence. C’est
peut-être un autre réel, aux contours indécis, passé au tamis du
songe, à la croisée d’un dedans et d’un dehors: promesse d’un
possible. Elle lève un peu la tête pour suivre une étincelle qui
a jailli plus haut et c’est là qu’elle l’aperçoit: un homme
qu’elle dira âgé, comme un grand-père, grand et maigre, flottant
dans un manteau long et sombre, chaussé de bottines à lacets comme
elle n’en a jamais vues et d’un chapeau haut planté sur le
sommet du crâne. Il se tient, si grand, sur l’escalier qui conduit
vers la grange et il semble descendre, bien qu’absolument immobile
sur une marche à mi-parcours. La fillette se recroqueville sur sa
chaise, laisse tomber son ouvrage au sol, et aucun mot ne peut
transpercer la barrière de ses lèvres. Ses jambes devenues molles,
elle ne peut inscrire la fuite dans le domaine des possibles. Elle se
sent rapetisser alors même que l’homme semble s’amplifier. Il ne
parle pas, mais sourit, cherchant à capter son regard. Cela ne se
peut. D’un geste brusque , elle recouvre son visage de sa veste et
s’enroule sur elle-même comme un animal… Lorsque sa mère
revient, elle trouve sa fille ainsi. La petite est encore terrifiée,
mais arrive à poser quelques mots sur ce qui vient de lui arriver.
Sa mère la rassure rapidement, sans s’inquiéter vraiment; il y a
tant à faire dans la maison. Plus tard, des jours après, à l’école
dans un livre, elle posera son doigt sur l’image d’un homme figé
en redingote et chapeau haut de forme et dira: c’est lui qui est
venu me voir.
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