"Jamais il ne s'était senti avec lui- même dans une telle intimité ... Ce besoin de faire sauter une à une toutes les amarres, ce sentiment de délestage et de légèreté profonde qui lui faisait bondir le coeur. La pensée aussi se couchait en lui au profit d'une lumière meilleure. Marcher lui suffisait : le monde s'entr'ouvrait doucement au fil de son chemin comme un gué" J. Gracq "Un balcon en forêt"
Sentiers et chemins
Comme beaucoup d'entre nous, j'aime photographier des tracés de chemins dans de vastes panoramas ou de petites sentes en prairies ou sous-bois...Tant de constance et de plaisir répétés au fil des ans auxquels font écho tant de douces rêveries... Arrachée à l'ici, le coeur et l'esprit brusquement élargis, je suis entraînée vers d'autres chemins, chemins de rêves, souvent arpentés. Ma préférence va aux vastes perspectives sinueuses débouchant sur le ciel, ou à l'opposé, aux sentiers qui s'enfoncent, se faufilent vers le sombre et le touffu.
En cet automne miraculeux, nous marchons souvent Josette et moi. Josette a soixante quinze ans. Elle connaît chaque ferme, chaque courbe de ce pays où elle est née et qui vallonne autour du synclinal de Saoû. Lors de nos ballades, tout le chemin peut se déployer d'un seul coup d'oeil, j'avance alors dans l'enthousiasme d'atteindre ce bosquet ensoleillé, puis cette zone d'ombre fraîche là-bas le long du champ qu'un paysan herse. Je vis une sorte d'ivresse à ce jalonnement, de taches de lumière en zones obscures. dans l'instant, le chemin continue à offrir ses surprises : reflets d'argent sur les sillons de terre fraîchement retournée aperçus différemment d'en bas, ronciers couverts de mûres, aigle qui rôde au-dessus d'une muraille, premières châtaignes dans leurs bogues. Peu à peu, la vaste perspective est conquise, je peux me retourner, contempler le chemin déjà parcouru comme une perspective de ma vie -déjà écoulée- Je vois,étalé devant moi, le chemin parcouru et par un demi tour, j'appréhende ce qui va venir. Je balaie d'un seul coup d'oeil et dans l'immédiateté, un destin. Passé, présent, avenir occupent mon champ visuel et mental dans toutes leurs sinuosités, humilité et splendeur.
D'autres fois, le chemin se cache, aucune perspective. Où va t-il ? D'où vient-il ? C'est à chaque courbure de terrain, parfois seulement au pied d'un gros arbre, que je découvre le changement de direction. Je crois partir vers l'ouest, tout semble me tirer dans ce sens. Pour effectuer une boucle, il faudrait en effet bien prendre cette direction, mais le sentier s'étire et traîne autrement, il bifurque vers ces grands peupliers, me fait longer un champ de noyers. Les noix glanées dans le fossé viendront rejoindre les trois pommes ramassées plus bas, et les quelques "pinets" cueillis dans le bois, les plumes et les pierres.
Récemment, nous avons voulu rejoindre la tour de Bezaudun qui nous faisait signe depuis longtemps. Aucun chemin existant. Nous avons piqué à travers herbes hautes, aubépines, églantines, contourné les ronciers, glissé sur les pierres. Parfois, il nous semblait reconnaître une trace, trace d'ancien chemin. Nous avons persisté. Bouche bée, yeux écarquillés, le paysage au sommet surpassait nos attentes. Pendant notre contemplation du panorama, tous les chemins apparaissaient en clair ou en trouées, serpentant le flanc des montagnes, festonnant une crête. Plus on regardait, plus il en apparaissait, et nous vîmes alors le chemin que nous aurions dû emprunter pour monter, incrusté dans le paysage, non pas en trace d'ornières ou de pas, mais en une absence de végétation haute, passage seulement marqué par des arbustes bas dont on pouvait suivre les sinuosités et qui, plus tard, nous ramena confortablement jusqu'au pied de la pente. De loin, tous ces anciens chemins se discernent nettement, ils sont plus dissimulés qu'effacés, prêts à reprendre du service pour peu que ce vingt-et-unième siècle ait un jour, à nouveau, besoin d'eux. D'autres chemins nous offrent encore de bien plus grandes surprises. L'été, tôt le matin, dans une lumière de commencements, nous montons à Roche-Colombe, une des proues de la forêt de Saoû. A un détour du chemin, nous débouchons sur un immense rocher gravé de noms, de visages, portant l'inscription "Insurgés, déportés de Saoû 1851" "Gens de la campagne, contre les oppresseurs, mettons-nous en campagne". Nous avons promené notre questionnement tout un jour avant d'apprendre qu'il s'agissait de la révolte contre Napoléon III et que tous ces insurgés avaient été capturés et emprisonnés dans la tour de Crest, non loin d'ici.
Je vous invite aussi à emprunter le chemin des Caprines à Vesc, où quelques artistes ont disséminé leurs oeuvres, dont ces époustouflants "Hommes en marche"; celui de Muston, pasteur à Bourdeaux de 1836 à 1888, une plaque du patrimoine drômois le décrit : théologien, historien, naturaliste, poète, dessinateur, médecin, il soigna gratuitement ses paroissiens par l'homéopathie, la radiesthésie et les plantes, résolument républicain, il s'opposa au coup d'état de 1851, ami de V.Hugo, Michelet, G.Sand, Mistral, Rouvier et H.Fabre avec qui il correspond ; celui des protestants au col de la Chaudière où passaient les pourchassée pour se réfugier en Suisse. Les chemins nous content un pays, nous montrent notre vie, nous offrent le monde et ses richesses. Un chemin nous a dernièrement emmenées jusqu'à un lieu-dit "Le calme" : une maison incrustée dans les champs irisés, seuls, sertie dans le profil du col.
C'est là, je suis arrivée, je ne reprends pas la marche -pour le moment- et je vous rends les mots. Je n'en ai plus besoin.
"Un chemin ? qu'est-ce qu'un chemin et pourquoi ? Le prendre sur la droite, et disparaître avec lui ? Mais à quoi bon disparaître ? Le ciel est si vaste et si immobile, dans la chaleur. Le monde est tellement plus vaste quand on le regarde à travers la découpe d'une porte" Y. Bonnefoy "La longue chaîne de l'ancre"
Sentiers et chemins
Comme beaucoup d'entre nous, j'aime photographier des tracés de chemins dans de vastes panoramas ou de petites sentes en prairies ou sous-bois...Tant de constance et de plaisir répétés au fil des ans auxquels font écho tant de douces rêveries... Arrachée à l'ici, le coeur et l'esprit brusquement élargis, je suis entraînée vers d'autres chemins, chemins de rêves, souvent arpentés. Ma préférence va aux vastes perspectives sinueuses débouchant sur le ciel, ou à l'opposé, aux sentiers qui s'enfoncent, se faufilent vers le sombre et le touffu.
En cet automne miraculeux, nous marchons souvent Josette et moi. Josette a soixante quinze ans. Elle connaît chaque ferme, chaque courbe de ce pays où elle est née et qui vallonne autour du synclinal de Saoû. Lors de nos ballades, tout le chemin peut se déployer d'un seul coup d'oeil, j'avance alors dans l'enthousiasme d'atteindre ce bosquet ensoleillé, puis cette zone d'ombre fraîche là-bas le long du champ qu'un paysan herse. Je vis une sorte d'ivresse à ce jalonnement, de taches de lumière en zones obscures. dans l'instant, le chemin continue à offrir ses surprises : reflets d'argent sur les sillons de terre fraîchement retournée aperçus différemment d'en bas, ronciers couverts de mûres, aigle qui rôde au-dessus d'une muraille, premières châtaignes dans leurs bogues. Peu à peu, la vaste perspective est conquise, je peux me retourner, contempler le chemin déjà parcouru comme une perspective de ma vie -déjà écoulée- Je vois,étalé devant moi, le chemin parcouru et par un demi tour, j'appréhende ce qui va venir. Je balaie d'un seul coup d'oeil et dans l'immédiateté, un destin. Passé, présent, avenir occupent mon champ visuel et mental dans toutes leurs sinuosités, humilité et splendeur.
D'autres fois, le chemin se cache, aucune perspective. Où va t-il ? D'où vient-il ? C'est à chaque courbure de terrain, parfois seulement au pied d'un gros arbre, que je découvre le changement de direction. Je crois partir vers l'ouest, tout semble me tirer dans ce sens. Pour effectuer une boucle, il faudrait en effet bien prendre cette direction, mais le sentier s'étire et traîne autrement, il bifurque vers ces grands peupliers, me fait longer un champ de noyers. Les noix glanées dans le fossé viendront rejoindre les trois pommes ramassées plus bas, et les quelques "pinets" cueillis dans le bois, les plumes et les pierres.
Récemment, nous avons voulu rejoindre la tour de Bezaudun qui nous faisait signe depuis longtemps. Aucun chemin existant. Nous avons piqué à travers herbes hautes, aubépines, églantines, contourné les ronciers, glissé sur les pierres. Parfois, il nous semblait reconnaître une trace, trace d'ancien chemin. Nous avons persisté. Bouche bée, yeux écarquillés, le paysage au sommet surpassait nos attentes. Pendant notre contemplation du panorama, tous les chemins apparaissaient en clair ou en trouées, serpentant le flanc des montagnes, festonnant une crête. Plus on regardait, plus il en apparaissait, et nous vîmes alors le chemin que nous aurions dû emprunter pour monter, incrusté dans le paysage, non pas en trace d'ornières ou de pas, mais en une absence de végétation haute, passage seulement marqué par des arbustes bas dont on pouvait suivre les sinuosités et qui, plus tard, nous ramena confortablement jusqu'au pied de la pente. De loin, tous ces anciens chemins se discernent nettement, ils sont plus dissimulés qu'effacés, prêts à reprendre du service pour peu que ce vingt-et-unième siècle ait un jour, à nouveau, besoin d'eux. D'autres chemins nous offrent encore de bien plus grandes surprises. L'été, tôt le matin, dans une lumière de commencements, nous montons à Roche-Colombe, une des proues de la forêt de Saoû. A un détour du chemin, nous débouchons sur un immense rocher gravé de noms, de visages, portant l'inscription "Insurgés, déportés de Saoû 1851" "Gens de la campagne, contre les oppresseurs, mettons-nous en campagne". Nous avons promené notre questionnement tout un jour avant d'apprendre qu'il s'agissait de la révolte contre Napoléon III et que tous ces insurgés avaient été capturés et emprisonnés dans la tour de Crest, non loin d'ici.
Je vous invite aussi à emprunter le chemin des Caprines à Vesc, où quelques artistes ont disséminé leurs oeuvres, dont ces époustouflants "Hommes en marche"; celui de Muston, pasteur à Bourdeaux de 1836 à 1888, une plaque du patrimoine drômois le décrit : théologien, historien, naturaliste, poète, dessinateur, médecin, il soigna gratuitement ses paroissiens par l'homéopathie, la radiesthésie et les plantes, résolument républicain, il s'opposa au coup d'état de 1851, ami de V.Hugo, Michelet, G.Sand, Mistral, Rouvier et H.Fabre avec qui il correspond ; celui des protestants au col de la Chaudière où passaient les pourchassée pour se réfugier en Suisse. Les chemins nous content un pays, nous montrent notre vie, nous offrent le monde et ses richesses. Un chemin nous a dernièrement emmenées jusqu'à un lieu-dit "Le calme" : une maison incrustée dans les champs irisés, seuls, sertie dans le profil du col.
C'est là, je suis arrivée, je ne reprends pas la marche -pour le moment- et je vous rends les mots. Je n'en ai plus besoin.
"Un chemin ? qu'est-ce qu'un chemin et pourquoi ? Le prendre sur la droite, et disparaître avec lui ? Mais à quoi bon disparaître ? Le ciel est si vaste et si immobile, dans la chaleur. Le monde est tellement plus vaste quand on le regarde à travers la découpe d'une porte" Y. Bonnefoy "La longue chaîne de l'ancre"
3 commentaires:
Enfin un bout d'atelier !
Une belle ballade avec M. vers ces Caprines, lors d'une autre vie.
Tu le racontes si bien que ça fait toujours envie en vie. Et la Résidence te convient à merveille on dirait. Merci pour les mots rendus. MBP
J'ai eu l'occasion ce week end de me promener dans la forêt de Saoû et j'ai trouvé cette région magnifique, je ressens bien ce que tu dis par rapport aux chemin ou à l'absence de chemins dans ces étendues de terres de forêts de ciels... suis passée aussi à Bourdeaux mais trop rapidement hélas pour en goûter la joie de la marche! un jour peut être...
P.S J'ai mis la forêt dans mon blog!
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