mercredi 16 février 2011

LA DERNIERE FOIS

17.H. Je suis au pied de l'escalier extérieur, le sac lourd de tout ce que j'ai à lui rendre. J'essaie de camoufler le bruit de talons que font mes bottes sur le pavé des marches poussiéreuses. Je les compte une dernière fois, dix sept, dix huit, la dixneuvième est glissante, je fais attention pour ne pas tomber, que je sois présentable! A la vingtième, j'atteins la sonnette que je n'ai pas besoin d'actionner car la porte s'ouvre immédiatement sur son visage tanné par la vie au grand air. Je le regarde, mes yeux traversent son corps pour se glisser dans le vaste appartement plongé dans la pénombre. La lumière du jour l'agresse constamment et je hais cette obscurité latente qui dès le matin donne déjà du corps à la nuit. "On ne s'embrasse pas?" Je tourne la tête à droite, encore à droite pour éviter ses lèvres chaudes sur les miennes, je les accepte seulement sur mes joues refroidies par le vent des derniers jours d'avril.
17.H.10. peut-être. J'essaie un pied dans le salon. Dans ma tête, je compte les pas que je ferai, quatre ou cinq pas plus, peut-être une dizaine, surtout ne pas dépasser la dizaine au cas où la situation tournerait mal. Je devrais pouvoir faire volte-face facilement! Il s'appuie au chambranle de la porte pour me laisser passer. La laine de son chandail électrise le gilet que je porte. Il baisse la tête, regarde nos deux vêtements, tente une manoeuvre d'approche pour se serrer contre moi. Je glisse sur le côté, un pas, deux pas, il n'est plus en face de moi. Le champ libre, je pose sur le carrelage blancle sac de papier qui m'encombre.
17H.13. "J'ai rapporté les catalogues que tu m'avais prêtés pour les vacances de printemps." "Pour nos vacances?"De deux doigts posés sur sa bouche, je cloue un "je t'aime" au pilori. "Pour les vacances!" Je le vois se tasser, comprendre que quelque chose vient de se passer, ses yeux noirs dans lesquels je me suis si souvent perdue, s'enfonçer un peu plus dans leurs orbites. Il va crier, hurler peut-être, je le connais. Je vide mon sac, le plie et le replie consciencieusement, il me sert de prétexte à mon hésitation pour continuer. "Nous ne partirons pas ensemble, nous ne partirons plus ensemble. Toi et moi c'est fini! Notre voyage s'arrête ici!" Un silence glacial s'est installé en écho à la froidure du dehors. Il est devenu livide. Il ne faut pas que je vacille, que son regard perdu, que ses bras qui se tendent et que je repousse machinalement, que ce corps souple que je regretterai, me fassent revenir sur ma décision. Ces yeux lourds de reproches qu'il n'arrive pas à formuler, je ne les regarde plus. Je recule d'un pas peut-être de deux. Pourvu qu'il ne bloque pas la porte pour m' en interdire la sortie dans un de ses accès de violence que j'ai pu essuyer et que je ne veux surtout plus revivre!
17H.20. Le silence devient effrayant. Je le rompts d'une voix que je veux la plus rassurante possible par un banal au revoir. Il est complètement tétanisé. La voie est libre, libre je me sens, je n'arrive pas à être triste.
17H.25. Je crois. Quand j'arrive au bas de l'escalier, j'entends le premier objet en verre qui se fracasse violemment sur le sol.

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