en remerciement à Natô de m'avoir offert la lecture de Charlotte Delbo en me prêtant "aucun de nous ne reviendra".
contexte de la première phrase : une des personnes auprès desquelles je conduis des entretiens participe au nouveau concours de lire à saint-etienne, la phrase de départ est "j'ai étalé les photos sur mon bureau". Je ne participe pas à ce concours, mais j'ai joué avec cette phrase de départ, pour A la brise de.
J’ai
étalé les photos sur mon bureau. De ces photos jamais prises.
Couleur
sépia, un sourire, un corps qui pause. Elles, bras dessus bras dessous, leurs
sourires factices. J’imagine. L’insipide pellicule. Est-ce de la neige qui
recouvre tout, est-ce un soleil brûlant qui confond les toits, les murs,
les rues, en un lavis trop lumineux ? La pâleur du jour ressemble à celle
des autres jours, une saison après l’autre. La nuit une lueur perdure, sans
relief, le gèle d’hiver rayonne dans l’obscurité, à moins que ce ne soit la lune
au-delà de l’immonde, à moins que ce ne soit l’ultime combat des âmes qui se
meurent chaque soir.
J’imagine.
Des barbelés et le marais au loin. La baraque. Ces files décharnées dans
l’attente du matin. Serrées les unes aux autres, celles de derrière se
réchauffent contre le dos des premières. Elles se tiennent, se retiennent,
debout. Elle, a lâché prise, glisse au sol, la photo se brouille. La pellicule
imprime-t-elle le froid, la peur, la douleur, la nausée ? J’imagine. Là un
ruisseau gelé. La soif sèche. La bouche qui ne peut s’entrouvrir, ne peut
mastiquer le pain mouillé.
La
pellicule ne renvoie pas d’odeur, la putréfaction reste invisible, tout comme
la fadeur du thé, les relents des corps
et puis des habits qui n’ont pas été lavés depuis des semaines, rien ne
s’élève. Pourtant la fumée. Pourtant les charognes prisonnières de la boue.
Ils
se sont croisés du regard, à travers la palissade, ils faufilent des mots
d’amour, elle dit qu’elle reviendra, qu’il viendra et l’épousera, les quatre
yeux se racontent, dessinent un même chemin de pierres et de mousse, une même clairière, il y a des
pins parasol, une nappe et de la belle vaisselle, deux enfants, rieurs. Puis la
photo s’embrase, d’abord lentement. La flamme s’éteint et carbonise le papier.
Hier ils portaient leur désir. Hier ils croyaient que son ventre se remplirait
d’une douce caresse. Qu’elle s’arrondirait. Hier, ils ont été fusillés. Ses entrailles ne portaient qu’un placenta vide.
De
là où elle observe, elle voit les convois arriver. Son regard filme les ultimes
mots jetés à tous vents avant que le silence ne s’impose, des mots, des
lettres, des pleurs, que des cheminots ramassent et renvoient aux familles,
restées, là-bas, dans l’autre temps. Elle voit les nouveaux arrivants, leurs
ombres trembler, des peluches tomber au sol, les regards fixer la terre, les
bras se serrer, et les enfants qui n’osent lâcher la main de leur mère, de leur
sœur, de leur grand-mère. Elle les voit, et elle sait, d'une "connaissance inutile": Ils ne reviendront pas.
Alors elle imprime leur image avec une légende : si.
Si
elle retourne dans l’autre temps, elle témoignera. Si ce n’est pas elle, ce
sera lui, eux, et quelques autres encore. Si elle retrouve la parole. Que dire de
l’indicible ? Dire et se heurter à l’incrédulité, aux regards fermés, à la souillure de la pitié ? Je l’imagine. Encore. Il y a urgence, le temps passe. Elle dit : "aucun de nous ne reviendra". Ses joues
se creusent. Elle commence à délirer. Elle sue. Vacille. Elle n’a plus de voix.
Elle n’est que lutte. Concentration. Elle dit qu’elle crie sans pouvoir ouvrir
la bouche. Elle dit la solidarité. Elle dit les mortes. Elle dit la folie des
tortionnaires. Elle dit la cruauté. Elle dit l’acharnement. Elle dit la puissance de la parole, elle dit le salut par la pensée.
Elle dit le retour. Elle dit le non-retour à la légèreté. Elle dit le
faire-semblant pour continuer à vivre parmi les hommes, la gaîté du jour, le chagrin à la nuit tombée. Elle dit la solitude qui
ne peut se dire. Elle mesure ce qui est resté là-bas.
Elle déchire les photos qui ne se prennent pas, ne se développent pas, ne s'encadrent pas.
Il ne fait plus nuit, il n’y a pas de brouillard ce soir.
J’ai étalé ses poèmes sur mon bureau.
Il ne fait plus nuit, il n’y a pas de brouillard ce soir.
J’ai étalé ses poèmes sur mon bureau.
4 commentaires:
ton texte est très beau, fort, émouvant
as-tu lu la trilogie ?
après "Aucun de nous ne reviendra", je n'ai pas pu attendre, alors j'ai lu le second, et en ce moment le troisième de la trilogie, et en sus et attente une biographie sur Charlotte Delbo (que je pourrais te passer si tu veux?).
je me demande toujours comment on peut en revenir. Une pensée pour celles et ceux qui continuent encore en 2014. Brava SYLVIA !
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