Tout commença de façon allusive. En cet instant-là, il était encore à terre. Depuis un moment, il observait dubitatif, le ciel violent autour des raffineries, leur odeur lui était chaque jour plus insupportable.
Quand il vint me voir,
excédé, je lui suggérais de lui prêter mon bateau pour quelques
heures afin de changer d'air. Je lui dis que sur l'eau, il n'y avait
pas de femmes, il n'y avait pas de rues, ni de raffineries seulement
de l'eau, et lui seul sur toute cette eau. Il accepta aussitôt et je
lui recommandais de ne pas trop s'éloigner car je ne pouvais
l'accompagner, trop occupé par la campagne municipale.
Il naviguait depuis
plusieurs heures déjà et ici il n'avait que ça à faire :
observer, écouter ; s'observer et s'écouter. Je ne sais pas, se
disait-il si l'eau, l'immensité et la solitude me rendent étranger
à moi-même ou si tout cela a une réalité. Il croyait sentir son
bulot grossir. Quand il était encore à terre, ses pieds avaient
tout leur sens et toute leur utilité : ils mesuraient tout le reste.
Nos pieds forment ce compas évaluant l'ampleur, pensait-il. Nos
jambes arpentent, leur écartement constitue une bonne mesure utile à
toute vie. Mais ici, sur ce pont, mes pieds ne me servent plus à
rien. Quand il était à terre,
ses yeux lui étaient indispensables, ils lui donnaient toutes les
indications utiles sur les distances, la profondeur, les volumes, le
renseignaient sur les couleurs mais ici toute distance était
anéantie, toute couleur excepté le bleu du ciel et de la mer
avaient disparu, il aurait pu être aveugle comme ce voisin qu'il
avait eu, qui était aveugle et en plus avait perdu sa jambe lors
d'un accident. Ses jambes, ses pieds, pas plus que ses yeux ne lui
étaient ici d'aucune utilité.
« Je ne sais pas si
je dois croire ce que je ressens mais plus le temps passe et plus je
sens mon bulot se dilater comme si je n'étais plus que cet orifice
ouvert au monde entier ».
Tout ce qui lui parvenait
de l'extérieur atterrissait dans les larges orifices de ce bulot
béant qui palpitait au moindre souffle. Le vent apportait des
effluves d'algues, des exhalaisons de sel, de poissons qui le
prenaient à la gorge, lui montaient à la tête. Ces odeurs
capiteuses remplissaient l'air, l'envahissaient et il s'affolait
comme une luciole dans une cage de verre.
Je lui avais bien
pourtant dit de ne pas trop s'éloigner de la côte, de ne pas rester
trop longtemps seul, mais il était si pressé de quitter les miasmes
pestilentiels des raffineries qu'il avait pris la direction du large
sans aucunement regarder derrière lui. Par comble de malheur, il
avait une nature impulsive et avait mis les gaz à fond, si bien
qu'il se retrouvait maintenant sans carburant, immobile dans une mer
immense et silencieuse.
Dans ses oreilles
résonnait une litanie « Aimez-moi comme un petit crabe,
on le mange jusqu'aux pattes ». L'odeur des crabes pourris se
faisait de plus en plus émétique et après avoir vomi, il eut un
malaise et s'évanouit. Quand plus tard, il se réveilla, le soleil
était déjà très haut et il était cramoisi, la tête en feu, tout
près de l'insolation. Une eau stagnante et croupie empestait l'air
qu'il respirait. Il n'était décidément plus en odeur de sainteté.
La ritournelle de l'imprévoyance égrénait maintenant ses notes
infernales à ses oreilles « Quand tu as un trou rond et que
tout le monde a une prise plate, c'est difficile ». Il
comprenait que sa situation était critique et maintenant était tout
à fait convaincu de son intuition première : oui, son bulot avait
encore pris de l'ampleur pendant son évanouissement. Il s'étalait
maintenant, grand ouvert, palpitant, à l'affût du moindre souffle,
de la plus petite sollicitation pour vibrer. Il pouvait repérer sa
situation à des kilomètres à la ronde, rien qu'en tournant la tête
et en humant l'air. Son flair lui permettait de repérer la puanteur
repoussante d'un navire de pétrole à plusieurs lieux et le bouquet
musqué et capiteux d'une côte, là en face de lui, alors qu'elle
était totalement invisible.
C'est alors qu'il se
souvint de mes recommandations et se mit à hurler mon nom. Je
l'avais pourtant bien averti connaissant sa nature angoissée.
Naturellement je regrettais mon bateau mais je n'étais pas
responsable de ses actes, ma conscience était en paix.
Le plus infime arôme
dans un premier temps lui était suave jouissance puis prenait
tellement de puissance qu'elle le rendait malade, nauséeux. L'odeur
du sel, de douceâtre était devenue entêtante, puis dégoûtante
enfin écoeurante. Les relents immondes des crabes putrides de la
chanson empuantirent de plus en plus le bateau et ça ne suffisait
pas à son tourment puisque la décomposition sous le soleil de la
peinture du bateau qui s'écaillait prit elle aussi une odeur
nauséabonde et infecte. Il se prenait à regretter les doux effluves
saumâtres de ses raffineries. Peu à peu ses odeurs corporelles
devinrent si prégnantes et son haleine si fétide qu'il sut qu'il
était malade : toutes ces effluves n'étaient -elles pas tout
simplement des émanations de son propre corps ?
Je ne récupérais jamais
mon bateau et je le regrette encore, quant à mon ami, pour ma part
je n'ai aucun reproche à me faire : je l'avais prévenu.
2 commentaires:
quel mystère ce beau texte, alors c'est un vrai bulot qui voyage de la pollution à la grande mer? ou se cache-t-il une métaphore que je n'ai pas comprise? je relis... mais en tout cas cela évoque bien d'autres choses: être à un endroit, avec des personnes, croire que ce serait mieux ailleurs (l'herbe est plus verte ailleurs), et puis partir et se rendre compte que non, là où on était c'était sa propre vie, et que ce ne pouvait pas être autrement que la vie
Tu te poses bp de questions qui ne m'ont pas effleurée, je voulais simplement réfléchir au vocabulaire des odeurs, donc ... Et puis, finalement je l'ai abandonné là au fond de son bateau parce que je ne savais plus quoi en faire. Alors, je lui ai dit : "Débrouille toi tout seul, ce n'est plus mon affaire, j'ai autre chose à faire"
Que les lecteurs y voient tout autre chose qu'un immense naseau après tout c'est ouvert
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