"Comme chaque fois que le
monde s'écroulait autour d'elle et qu'elle sentait qu'elle allait
pleurer sur son sort, elle était allée s'accouder à la fenêtre.
Les yeux braqués sur l'horizon, le triple vitrage lui renvoyait en
flou un monde feuilleté, où les immeubles, les arbres, les nuages
se superposaient, où l'écoulement du temps disparaissait, ne
chassant pas sa tristesse mais la rendant supportable. Elle se
diluait dans l'espace et le ciel et devenait la lumière même de la
rêverie qui s'installait alors en elle. Que se passait-il alors ?
Elle n'avait jamais tenté de l'analyser, elle se laissait envahir
par les sensations, les images, portée par elles.
Elle vit de suite la
petite fille qui tenait la main de cette vieille femme de 82 ans
qu'elle connaissait si bien. La petite fille écoutait intensément
la vieille raconter sa vie, comment à 7 ans, elle avait été placée
dans une ferme pour y garder les chèvres parce que ses parents
n'avaient pas de quoi la nourrir. La petite fille savait que
lorsqu'elle serait bien vieille, c'est elle qui raconterait son
histoire à la vieille femme redevenue alors petite fille. C'était
ça le cycle des vies, ça elle l'avait toujours su. Elle avait
toujours su aussi que toutes deux avaient été abandonnées à leur
naissance, mais que ça on ne le disait pas, on le taisait, mais on
le savait. Ces parents indifférents avec qui on vivait chaque jour
n'étaient pas les vrais parents qui, eux, sont aimants et un jour
tout le monde se retrouverait.
La dormeuse à sa fenêtre
voyait les deux revenantes remonter, main dans la main, cette
interminable rue montante, à petits pas, l'enfant tirant légèrement
la vieille. Elles croisèrent l'homme séparé, qui depuis qu'il
était seul ne décolérait pas et ne savait plus que torturer son
petit chien affolé, moins sous les coups que par tant de détresse
et de culpabilité chez cet homme qu'il aimait. L'homme se revoyait,
jeune marié se projetant déjà dans une vieillesse à deux qu'il
n'avait pas l'imagination d'envisager avec quelqu'un d'autre qu'elle,
pas plus qu'il n'avait d'imagination pour projeter une vie savoureuse
comme une amande à sucer, une vie à deux choisie par eux. Seulement
elle et lui, vieux, se tenant par la main, son ambition n'allait
guère plus loin.
La petite fille ne
voulait pas de cette vieillesse-là, ça aussi elle le savait. Elle
préférait se projeter discutant avec sa soeur, toutes deux devant
une bouteille de vin blanc doux, qui lui semblait le comble du luxe
et l'apanage des vieilles veuves sentant un peu la pisse et la douche
oubliée. Ou encore avec sa cousine. Ca, les deux cousines se tenant
par le bras, et riant tout en s'éventant parce que monter la côte
les essouflait, c'était une image récurrente. Leurs doigts étaient
un peu tordus par les rhumatismes à force d'avoir cousu pour les
autres, faute d'argent suffisant. Elles cueillaient les fleurs
dépassant des clôtures car leurs appartements étaient trop tristes
et puis elles n'avaient jamais eu de jardin et estimaient qu'elles
les méritaient bien ces fleurs. L'une avait épousé un intellectuel
laid qui n'avait jamais travaillé, l'autre sur le tard un
commissaire à la retraite, tous deux décédés pour leur plus grand
soulagement, d'ailleurs n'était-ce pas dans l'ordre des choses, les
hommes meurent plus tôt que les femmes, c'est bien connu. Donc, tout
était pour le mieux et les préséances respectées. Bien sûr si
elles avaient épousé un milliardaire, aujourd'hui elle ne
referaient pas éternellement la même promenade car elles n'avaient
nulle part où aller. L'une avait bien un fils, un fils de 40 ans,
rendez-vous compte, un qui aurait pu s'occuper de sa vieille mère,
mais les fils ne s'occupent pas des mères, enfin certains si, mais
ceux-là, on n'en avait jamais vu dans la vraie vie, seulement dans
les histoires que les autres racontaient. N'empêche que ce fils
serait son héritier et c'est d'ailleurs la seule raison qui le
faisait la visiter en coup de vent de temps à autre. Il avait,
soit-disant, épousé une animatrice de télévision, une de ces
femmes qui s'arrêtent au buste, qu'on a coupé en deux pour qu'elle
rentre dans l'écran et dont on ne sait pas si elles ont des jambes,
sauf sur Arte, oui sur Arte on les voit leurs jambes, mais elle,
c'est sûr elle ne travaillait pas à Arte, d'ailleurs il ne la lui
avait jamais présentée. L'autre avait rencontré son mari à un
arrêt de bus, c'était tôt le matin. La femme le matin est encore
fraîche, on le sait, elle n'a pas encore eu à accomplir les mille
et une tâches pour être à la hauteur du rôle qu'elle et les
autres attendent d'elles, elle a encore l'espoir que cette journée,
oui justement celle-là sera différente des autres. Et lui, le seul
homme à l'arrêt de bus l'avait vu arriver, conquérante, emplie
comme une outre de forces de vie où il pourrait puiser et se
rassasier et ainsi ils s'étaient souris et le reste avait suivi.
Banale l'histoire, inutile de la conter dans les détails. Elle était
femme de chambre, et ça lui avait plu, il l'imaginait bien dans la
sienne, elle aurait été chomeuse, alors là c'aurait été une
autre affaire.
Elle laissait ainsi son
esprit rêvasser quand tout à coup, le téléphone sonna. Un
collègue lui rappela qu'à 14h elle devait présider le jury de
recrutement du futur documentariste pour la réalisation d'un film où
un critique d'art et une analysante montreraient au travers
d'exemples bien choisis les similitudes de leurs métiers. Et là,
pendant les entretiens, elle pourrait, à loisir, reprendre sa
rêverie. Ce n'était pas une suiveuse mais elle se rangerait à la
décision des autres jurés, reconstruire son monde, recoller les
morceaux et tenir une fois encore debout était vital.
2 commentaires:
bravo pour ce texte qui est quasiment une nouvelle, à poursuivre ?!
On sent bien les pensées qui cheminent, de cette femme à sa fenêtre, ça va ça vient, d'un temps à l'autre, de l'intérieur de la vie et du regard sur ce qui se passe en dehors d'elle, allées et venues entre le dedans et le dehors le passé et le présent, ce qui l'a faite et ce qu'elle est. Elle dort debout, son regard va au delà de l'horizon pour revenir à son centre ; la femme qui s'arrête au buste, elle aussi dans un sens, accoudée à la fenêtre, la différence c'est qu'on la voit de dos, nous commentant le monde.
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