vendredi 3 août 2018

Cartographier le sacré ? (1)


Quand tout bruit animal ou humain cessait, ce moment particulier que les africains appellent le petit soir, juste avant le coucher du soleil, j'aimais aller m'asseoir derrière la haie, loin de toute présence humaine ; je regardais la route, l'horizon et j'attendais.
J'avais huit-dix ans ; ma grand-mère imaginait que j'attendais mes parents, qu'ils devaient me manquer puisqu'ils me laissaient là dans cette ferme sans confort pendant deux mois. Je les attendais sans doute un peu, un tout petit peu ; ce que j'attendais surtout, était cet instant translucide et silencieux, aux ombres si longues, où tout apparaissait si doux, ce moment gros de la nuit à venir. J'écoutais chaque bruit se propager en ondes longues dans le silence général, j'observais intensément les ombres s'allonger, s'épaissir, la transparence de l'air avant que le ciel ne s'assombrisse et que la terre devienne plus claire que le ciel. Je pressentais que quelque chose se préparait, allait s'offrir à moi, quelque chose de plus grand que moi que je ne pouvais comprendre, à quoi j'aspirais pourtant de tout mon corps et de toute mon âme. La même attente que lorsque je regardais le soir, le crapaud dans les yeux, près du tas de fumier, le même mystère que dans le corps immobile et patient de la salamandre qui semblait endormie pour l'éternité. Mon coeur de petite fille se gonflait, ni tristesse, ni joie, peut-être un manque, un appel, non pas d'un ailleurs, mais d'un plus de vie, d'un présent plus plein, d'instants tous identiques à celui-ci, chaque jour, du réveil au coucher, d'une vie qui excède -non qui jubile- constamment ouverte au monde et aux autres, comme ce moment privilégié du petit soir.
Lorsque mon grand-père rentrait les vaches, préparait les seaux pour la traite, que ma grand-mère attisait le fourneau, je savais que je pouvais m'éclipser et que moi aussi, d'importantes tâches m'attendaient. Je prenais le chemin, allais m'asseoir dans le pré derrière la rase et m'installais pour participer à la magie. Curieusement, que le temps ait été au beau ou à la pluie, à cette heure-là, toujours il y avait accalmie : le vent tombait, la pluie ralentissait et la lumière, cette lumière que j'attendais, arrivait. Je n'ai jamais partagé ce moment avec quiconque, n'en ai jamais parlé. Nul besoin de partager cette vie intérieure qui déborde de soi ; elle suffit à accompagner un chemin de vie, à nourrir son for intérieur, là où puiser des forces quand elles viennent à manquer ...

... à suivre




3 commentaires:

MarieBipe REDON a dit…

inépuisable moment d'accalmie, merci de l'avoir partagé avec nous, et qui sait peut être d'avoir réveillé le mien

Laura-Solange a dit…

Quelques mots de fraicheur! Je te vois toi aujourd'hui et la petite fille que tu as été intimement liées ...

Lìn a dit…

magnifique !