lundi 14 mars 2011

Mots en Em

Manufacture
Je sentais l’amertume du cacao, elle emplissait mon odorat et tout l’espace, tissant des liens fins comme de la soie avec les bobines de l’autre manufacture, ailleurs, abandonnée. On y était entré par effraction mais pas par interdiction puisqu’aucun gardien n’en protégeait les fenêtres cassées et les machines à tisser délabrées. Débris de verre sur le sol, fils de coton et de soie noués comme la gorge. On s’était promené sans mot dans ce désert effleuré par quelques rayons de soleil ce dimanche d’hiver, dans la vallée menant au barrage. Le silence faisait résonner le bruit passé des tisseuses, leurs voix criées, résistant comme elles le pouvaient à l’assourdissement ; ces sons emmêlés bourdonnaient encore, là, dans le rayon de lumière, craquaient sous les pas écrasant les bobines délaissées. Ouvrières épuisées par le manque de sommeil, par le travail, par la peur des lendemains. Leur absence faisait écho à la clameur des ouvriers de la chocolaterie, là-bas, visitée une fois l’an grâce à ce grand-père devenu gardien des lieux après une mise en préretraite précoce. Déjà le plan de fermeture s’annonçait, et débutait par les anciens. Morceaux de chocolat amer suscitant une mimique de dégoût parmi ces enfants visiteurs et joyeux, insouciants, à qui le grand-père avait fait jurer de ne rien prendre, sinon... finies les visites annuelles ! C’était le dernier été, il ne le savait pas encore, ou faisant semblant de ne pas... Comment s’empêcher, derrière son dos, derrière ses explications scolastiques sur le fonctionnement des machines et la fabrication des tablettes, de mettre les mains dans ces bacs ? Comment ne pas goûter à cette glue peu à peu mélangée au beurre et au sucre ? Glue devenant coton fondant, eau à la bouche. Une fève à croquer, peau résistant à peine, croustille un peu, hésite, puis déverse son arrière-goût de bleuet, à moins que ce soit de lavande. Souvenirs d’enfance.
Et puis un jour la tempête finale éclate, fait voler en éclat les murs, les corps, les résistances, les espoirs. Les voix hurlent mais ce n’est plus de la plaisanterie. On ferme la manufacture, on ferme la manufacture.
La vieille chocolaterie est devenue un bâtiment municipal et son parc un jardin public. La maison du gardien ? Je ne sais pas et ne veux pas le savoir. L’usine des bobines est toujours abandonnée sans espoir, comme un cadavre laissé à l’air et au bon vouloir des rapaces.
Les soirs de vent, on croit entendre les machines-fantômes, et puis peu à peu ces bruits là aussi s’assèchent. Seuls les anciens enfants voleurs s’en souviennent encore.

3 commentaires:

Ange-gabrielle a dit…

Il est touchant ce texte ...J'ai tout d'abord cru que tu avais commencé à travailler sur "Manufrance", la Manu, et puis les bobines, la gorge qui se serre, le panneau a tourné
A mercredi

Anonyme a dit…

frère : Ces souvenirs me parlent bien sûr. Dès qu'on parle chocolat, les odeurs (parfums) ressortent avec les espaces de l'usine.

Anonyme a dit…

soeur : je n'ai pas connu tous ces souvenirs..mais grâce à ce texte je croirai y être..