Je voudrais avoir, ou
retrouver, le premier regard pour cette ville où je vis.
Celui que j'avais il y a
trente cinq ans dans cette ville qu'on m'avait dite noire. Les
premières rues dont je me souvienne sont les rues J Frappa et la
toute petite rue St-Pierre qui de là rejoint la Grand-rue.
Arrivant d'une grande
ville nord-américaine, l'étroitesse des rues dans lesquelles se
faufilaient néanmoins des voitures, m'apparut alors totalement
exotique. Les piétons, arabes pour la plupart, renforçaient encore
mon dépaysement. Où étais-je ? Je ressentais le vertige de me
trouver dans un vrai non-lieu. La langue que j'entendais, était bien
la mienne, mais quel étrange accent.
Passant devant une porte
entr'ouverte, j'aperçus un foyer sur lequel deux poêlons et deux
grosses marmites mijotaient paisiblement. Ca sentait le couscous, à
l'intérieur la lumière vacillait comme si elle n'était pas
électrique et qu'il s'agissait d'une lueur d'huile.
Je ne quittais pas le
centre par peur de m'égarer et de me retrouver au milieu de nulle
part. Ici, tout était tortueux, étréci, rien n'était tracé au
cordeau.
Au fil des jours, par
petits cercles concentriques, j'agrandis mon rayon d'exploration et
parvins jusqu'à la Grand-poste et l'avenue de la Libération. Les
rues s'étaient élargies, à tous les sens du terme, plus larges
réellement mais surtout mon oeil s'habituait aux espaces clos, sans
horizons lointains.
D'étranges pyramides
noires, tas de cendres – terrils m'avait-on expliqué – fermaient
l'horizon.
Nous étions en avril,
les rues regorgeaient de monde, les immeubles étaient repeints, la
vie grouillait dans les rues, sur les places, cependant je ne pouvais
m'asseoir à aucune terrasse. Cette ville ignorait les terrasses.
Mais elle n'était pas noire.
De plus, il y manquait
quelque chose de vital que je mis longtemps à identifier : une
qualité de lumière, une transparence de l'air … C'était ça, la
ville n'avait pas de fleuve, ni Rhône, ni Saint-Laurent au bord
desquels j'avais toujours vécu.
Je me souviens avoir
beaucoup aimé ce printemps où je marchais et qu'il m'a bien fallu
aller jusqu'au printemps suivant pour édifier de vrais repères et
perdre mon regard tout neuf.
A l'hiver, je tombais
malade : pleurésie, fut le verdict. Durant trois semaines de fortes
fièvres, je ne compris pas ce que mon corps et mon esprit jouaient :
l'un, peu habitué à l'humidité, l'autre fortement malmené par
tant de changements dans les mentalités, réagissaient vivement. Là,
était le prix de mon accoutumance à ce nouveau pays.
Pendant les longs accès
de fièvre, je me répétais « Pourquoi mourir en hiver, sous
un ciel si triste, sans neige, sans ciel bleu et sans froid réel
? ». Dès février, les prémisses du printemps se humaient
dans l'air, par la joie qui m'inonda, je compris que j'avais cessé
d'être étrangère à cette ville. Tout en moi s'était ajusté à
elle.
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