mardi 15 mai 2012

Je voudrais en rester au premier regard


Je voudrais avoir, ou retrouver, le premier regard pour cette ville où je vis.
Celui que j'avais il y a trente cinq ans dans cette ville qu'on m'avait dite noire. Les premières rues dont je me souvienne sont les rues J Frappa et la toute petite rue St-Pierre qui de là rejoint la Grand-rue.
Arrivant d'une grande ville nord-américaine, l'étroitesse des rues dans lesquelles se faufilaient néanmoins des voitures, m'apparut alors totalement exotique. Les piétons, arabes pour la plupart, renforçaient encore mon dépaysement. Où étais-je ? Je ressentais le vertige de me trouver dans un vrai non-lieu. La langue que j'entendais, était bien la mienne, mais quel étrange accent.
Passant devant une porte entr'ouverte, j'aperçus un foyer sur lequel deux poêlons et deux grosses marmites mijotaient paisiblement. Ca sentait le couscous, à l'intérieur la lumière vacillait comme si elle n'était pas électrique et qu'il s'agissait d'une lueur d'huile.
Je ne quittais pas le centre par peur de m'égarer et de me retrouver au milieu de nulle part. Ici, tout était tortueux, étréci, rien n'était tracé au cordeau.
Au fil des jours, par petits cercles concentriques, j'agrandis mon rayon d'exploration et parvins jusqu'à la Grand-poste et l'avenue de la Libération. Les rues s'étaient élargies, à tous les sens du terme, plus larges réellement mais surtout mon oeil s'habituait aux espaces clos, sans horizons lointains.
D'étranges pyramides noires, tas de cendres – terrils m'avait-on expliqué – fermaient l'horizon.
Nous étions en avril, les rues regorgeaient de monde, les immeubles étaient repeints, la vie grouillait dans les rues, sur les places, cependant je ne pouvais m'asseoir à aucune terrasse. Cette ville ignorait les terrasses. Mais elle n'était pas noire.
De plus, il y manquait quelque chose de vital que je mis longtemps à identifier : une qualité de lumière, une transparence de l'air … C'était ça, la ville n'avait pas de fleuve, ni Rhône, ni Saint-Laurent au bord desquels j'avais toujours vécu.
Je me souviens avoir beaucoup aimé ce printemps où je marchais et qu'il m'a bien fallu aller jusqu'au printemps suivant pour édifier de vrais repères et perdre mon regard tout neuf.
A l'hiver, je tombais malade : pleurésie, fut le verdict. Durant trois semaines de fortes fièvres, je ne compris pas ce que mon corps et mon esprit jouaient : l'un, peu habitué à l'humidité, l'autre fortement malmené par tant de changements dans les mentalités, réagissaient vivement. Là, était le prix de mon accoutumance à ce nouveau pays.
Pendant les longs accès de fièvre, je me répétais « Pourquoi mourir en hiver, sous un ciel si triste, sans neige, sans ciel bleu et sans froid réel ? ». Dès février, les prémisses du printemps se humaient dans l'air, par la joie qui m'inonda, je compris que j'avais cessé d'être étrangère à cette ville. Tout en moi s'était ajusté à elle.

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