mardi 21 août 2012

Impro

19h La nuit tombe sur Abomey
25 juin – 22h
Récemment arrivée à Abomey, je savoure la fraîcheur de cette nuit, la nuit étoilée, le parfum des jasmins sous cette véranda où une vingtaine d'enfants, ados, rient, discutent, nous questionnent depuis deux soirées déjà.
L'air est doux, le chant de leurs voix flotte doucement, je me sens caressée. Dans mon incapacité à mettre, pour le moment, des noms sur des visages, tout se mêle agréablement dans mon esprit, tout s'imprime en désordre, les odeurs, les paysages, les voix, les émotions... Je suis un vase qui s'emplit pêle-mêle et j'accueille, m'imprègne.
Des mouvements parmi les plus grands me tirent de mon bien-être et attirent ma curiosité. Plusieurs sortent, entrent dans la cour, rient sous cape, les petits se resserrent tels des oisillons aux grands yeux.




Brusquement, un sorcier accoutré, presque plié en deux, sautant de droite, de gauche, nous conte l'histoire d'un grand roi, d'un grand roi vous dis-je, ce roi était grand, ce roi était si grand et si puissant … et déjà, il est de l'autre côté d'une scène qui a toujours été là et que personne n'avait vue.
Les petits hurlent de rire, je suis stupéfiée par cet acteur qui il y a un instant était ce jeune adolescent timide.

La scène bascule, ils sont deux maintenant, un grand diable accoutré en slameur et un commandant, la main sans cesse au képi (imaginaire), le pied droit raide qui claque contre le gauche, et ces gamins de seize ans nous font tordre de rire et de douleur en arrière-fond par une satyre puissante de l'armée. D'où tiennent-ils ce savoir ? L'armée, ils n'y sont pas encore allés...
Déhanchés, sans inhibition, danseurs, acteurs, musiciens, on dirait qu'ils n'ont jamais fait que cela.




Ils nous emmènent maintenant à l'école : un maître - son élève, qui doit réciter « Le corbeau et le renard ». Ils jouent consciemment sur chaque mot qui, dans le contexte africain n'a aucun référent, donc aucun sens, tournent en dérision ET l'apprentissage, ET le contexte qui leur est imposé, tout en montrant leur amour de la langue et de l'éducation.
Je suis ébahie, pleure et rit en même temps.


Puis c'est le Sida, la contraception, la faim, ces maux qui vont ronger leur vie et dont ils peuvent encore rire et nous faire rire ; les voir de loin et les parodier, les exorciser et les expulser.
Arrive un immense Spiderman (mais où donc dénichent-ils ces nippes-costumes ?), l'excitation des petits est exultoire.
Tout à coup, dans le plus grand silence, Déo Gracias entonne un slam, tout doux, sans colère, son chant monte dans la nuit « Pour toutes les Aurélie, celles qui ont donné la vie ... ». Hymne à une jeune lycéenne de seize ans enceinte qui pince le coeur. J'apprendrai le lendemain qu'il est de Colonel Réel, slameur français, dont, dans mon ignorance, naturellement je n'avais jamais entendu le nom.


… De la même façon que cette improvisation était partie, tout s'arrête, les déguisements disparaissent, la catharsis est terminée, chacun reprend sa place, le visage un peu plus illuminé. On reste sans voix, la pudeur est revenue, « Bonne nuit Maman », puis chacun va dormir où il peut, sur une natte s'il en a une, sous une véranda sinon...

1 commentaire:

Michelangelo a dit…

Emu, ému et sans voix, quelle leçon d'espoir ils nous donnent!
Et quelle chronique tu nous fais, des faits bruts, pas de pathos, rien d'ajouté, des faits bruts et leur charge émotionnel originelle, une description fouillée, rien n'échappe de l'essentiel, à l'œil qui sait voir et à l'oreille qui sait entendre.
Respect.