mercredi 4 février 2015

Genèse, peut-être

Cela se voulait être un peu comme un journal de voyage relatant le séjour de deux semaines à Venise au printemps dernier. J'avais quelques notes prises au jour le jour , notes très factuelles, juste là pour fixer les souvenirs et m'aider à me repérer dans les nombreuses photos. Je me voyais bien dans l'écriture d'un texte serpentant dans une succession de tableaux , je me voyais bien suivre des personnes , avec un regard brouillé plus proche de celui posé sur le miroir de l'eau que sur la réalité. Je savais que le reflet devait se glisser derrière tout çà et que tout est toujours déformé. Je voulais l'errance aussi…. pour ne pas me perdre.
Peu de temps avant de faire ce séjour, j'ai assisté à la lecture par Jane Sautière d'un texte de Duras sur l'agonie d'une mouche extrait de Ecrire. Fascinée par ce regard décortiquant les dernières minutes de la vie d'une mouche ordinaire, cela m'a comme brûlée et depuis j'ai peut-être relu ce passage une dizaine de fois. La lente mort de cette mouche tournant presque à l'obsession, me faisant glisser dans un abîme où étrangement, je me sentais bien. Et comme souvent, ce texte a ricoché sur un autre, celui d'une femme encore, dont l'écriture me happe pareillement, Clarice Lispector qui, je m'en suis souvenue à cet instant de l'agonie de la mouche, a des cafards chevillés à l'écriture : instinctivement , ma main s'est dirigée vers l'étagère et s'est emparée de La passion selon G.H.,où d'une langue précise et parfois abrupte, elle explore, elle creuse l'âme humaine ; dans ce livre je me souvenais d'une sorte de dissection visuelle d'un cafard, de la matière blanche qui sortait de son corps… Et je suis revenue à Duras, j'ai visité une expo qui lui était consacrée, j'ai même acheté quelques photos la concernant dans un petit écrin de carton noir avec un ruban rouge « Marguerite Duras de Trouville » de Hélène Bramberger, je les ai regardées languissamment, puis je suis partie à Venise. 
 
Sur mon journal de bord - je ne sais trop quel nom lui donner - quelques indications de lieux face à des dates : calle Barbaria delle tolle, campiello Bruno Crovatto, piazzetta, cloître Sant' Appollonia, Sant'Elena, musée Guggenheim, un restaurant ou deux notés avec le détail du repas, des noms d'églises en chapelet, quelques silhouettes aperçues, les instants répétés et merveilleux passés au cloître de San Francesco della vigna tout près de l'appartement où je logeais, les concerts de qualité dans des églises, les lumières qui baignaient la ville, des chemins de croix, des kilomètres chaque jour ajoutés à des photos de reflets , quelques achats, une librairie vue puis jamais retrouvée ( avec un livre de Erri de Luca en italien qu'il me fallait absolument), les caresses du vent sur le vaporetto, les tableaux qu'on ne voudrait pas oublier et qu'on oublie , la fête de saint Marc et ses bannières agitées sous les mots de « San Marco libero » criés pendant plus d'une heure, un ou deux films en italien pour le plaisir, et la fatigue , beaucoup de fatigue….
Au retour, rangement des photos et des documents rapportés, manière de prolonger le plaisir, et puis se dire , c'est fini, voilà , c'est fait : je voulais vivre à Venise , c'est fait. 
 
Elle regarde le vide. C'est la seule chose qu'elle regarde.

Et puis, on sent que çà s'amenuise, s'effiloche un peu, on voudrait retenir, faire un barrage à l'évaporation, arrêter la procrastination, mettre les mains dans l'encre ou sur le clavier.

Elle a de l'herbe entre les doigts

Alors, on laisse monter ce qui doit advenir et des personnages s'imposent, pas forcément ceux croisés, la fiction s'insinue même si on la tient à bonne distance. Il y a surtout Liliana, cette femme écrivain qui a un peu envahi l'espace, comme si je pouvais lui redonner un peu de la vie au travers des mots qu'elle me susurre : elle s'est emparée du dehors que je tente de restituer, elle a ébranlé la cabane de souvenirs que j'essaie de consolider. Ensuite ce fut un peu comme si Venise avait tendu ses filets au-dessus de moi, me laissant d'abord de l'ampleur dans mes mouvements, me laissant même croire que je maîtrisais tout , puis resserrant peu à peu son emprise jusqu'à ce que je ne fasse plus que lire Venise, manger Venise, boire Venise, penser Venise, m'endormir Venise, rêver Venise , l'émietter jusqu'au plus rien. 
 
Il y a en vous quelque chose qui me fascine et qui me bouleverse dont je n'arrive pas à connaître la nature.

Cloîtrée dans la ville, cherchant par le geste même de l'écriture à capter l'instant muet qui n'existe plus, à retrouver cette lenteur de qui erre avec délice dans son labyrinthe, à savourer à nouveau ce temps qui n'a pas d'importance. De toutes mes fibres, je me sens prisonnière d'un fantasme de ville poursuivant une quête d'autant plus improbable. J'en appelle à l'écriture pour écarteler les mailles de ce filet qui m'attire vers elle, vers cette envie illusoire de vivre là-bas sans jamais revenir…

Quelquefois, j'entends ma voix

Comme si l'écriture pouvait se confondre avec une réalité, une manière d'inventer un aujourd'hui pour mieux appréhender le futur. Je me mets à fixer des instants qui se métamorphosent, j'écoute leurs voix,

J'écoute. Les chiens. Le craquement des murs. Jusqu'au vertige. Alors j'écris quelque chose.

leurs vents de mots, je devine un chemin qu'il est possible d'emprunter, je suis au bord de ce monde enchevêtré : je fixe les milliers de reflets qui scintillent sur l'eau des canaux qui irriguent la ville et je cherche tremblante des recoins de vies …

je suis toujours tremblant, dans une incertitude tremblante



Cela semble aller nulle part. Cela reste juste l' égarement dans un réel. Cela ne prend pas de risques. Cela s'enfonce dans un exil intérieur. Cela ne change rien.

Le ciel est un lac gris

Alors depuis des semaines, contempler tous les matins une photo de Venise à l'aube postée sur le net, monuments et quartiers diffèrent au fil des jours, et commencer ainsi sa journée : bâtir,

Détruire, dit-elle

par la lumière qui caresse la ville encore endormie, une fiction de ce qui pourrait être.

Quelqu'un regarde

Mais je reste encore 
  
dans des préambules sans fin 
 
avec l' envie de voir sous les apparences, de dénicher l'avenir dans les mailles d'un ailleurs et d'un passé qui s'écrit dans un présent d'irréalité, ne pas me soucier ce que les personnages parlent mais écrire ces bouts de phrases qui s'échangeraient si ces êtres de désir oubliaient leurs peurs ou leurs doutes, entrer dans la désarticulation jusqu'à la nausée. Sortir de l'inertie. Déséquilibrer la langue. Puis appeler 
 
de nouveau le silence sur sa vie.


(Les phrases en italique sont extraites du livre de Marguerite Duras "Détruire, dit-elle")



1 commentaire:

estourelle a dit…

Ecrire est une folie
la folie est une écriture.
Il y a dans ton texte
un vertige que je saisis bien
et l'envie de saisir l'absolue
jusqu'à la nausée
jusqu'au néant...
Venise justement
c'est ça
ça engloutit la beauté
ça la digère
et on n'en sort jamais...
alors on y retourne?