samedi 12 novembre 2016

Sur le seuil, provisoire

Nous irons à Mossoul
Nous irons à New York
Nous irons au Bataclan
Nous irons dans ce petit village de la Dordogne où l'on plume les oies vivantes pour en faire des doudounes de luxe, où la police des champignons patrouille et vous confisque votre panier si vous n'êtes pas dans ses petits papiers.
Nous irons à Alep, chercher du savon de Marseille, nous n'irons pas à Calais, 
Circulez !
Nous irons en Suisse, bien sûr, pays de la liberté neutre et propre, où les bottes bien cirées ne demandent qu'à marcher
Nous serons là, sur le pas de la porte, à humer le vent, à déduire son orientation, à admirer la lumière de Novembre sur le bouleau doré et plein d'oiseaux qui regardent le monde de plus haut.
Nous mettrons un pied sur la première marche de l'escalier qui se dérobe, travaillé dans ses minces fondations par les racines des arbres qui se sont plantés là, tous seuls, comme des arbres émigrés.
En fait nous resterons là sur le seuil, la valise au bout du bras qui s'allonge sous son propre poids de valise, jusqu'à la laisser reposer sur le palier. Les mains pendantes
Au seuil de quitter cette maison, nous aurons une pensée pour ceux qui sont venus de loin, l'ont habitée avant nous, l'ont construite, même. Nous aurons une pensée pour ces gens, venus du Sud ou de l'Est de l'Europe, ces crève-la-faim chercheurs d'eldorado preto, transformés en taupes le temps d'attraper la silicose, ressortis à l'air libre quand leurs poumons ne pouvaient plus l'aspirer. Nous aurons une pensée pour ces esclaves importés par la Compagnie de la Méditerranée qui pensaient retrouver la mer et se sont retrouvés sous terre.
Nous resterons sur le seuil à écouter les doubles discours apportés par le vent dans le criaillement des étourneaux
Nous penserons qu'un jour la Terre n'était/ne sera/ n'est - qu'un seul pays. "On tourne en rond, y a rien à faire, c'est la malédiction du système solaire" chantais-je, il y a longtemps. 
Nous consulterons le Dictionnaire des migrations, fascinées par les flèches rouges, vertes, bleues, aux mouvements puissants et incurvés.
Des flèches pour les peuples errants, des flèches du Sud vers le Nord, de l’Est vers l'Ouest, mais toujours à la lisière du méridien de ceinture, au-delà duquel il fait froid, il fait nuit, il fait océan.
Nous étions prêtes à partir, à quitter, à décamper, à fuir,
Parce que le chef ne nous convenait pas, parce que les petits cons sous nos fenêtres nous pourrissaient la vie, parce qu'il y avait décidément trop de vent à présent, pas assez de neige, passablement de moustiques et énormément de pyrale du buis. Nous étions prêtes à déménager parce que les loyers étaient devenus exorbitants, le voisinage trop 4/4 ou pas assez.
Dans la valise nous avions mis quelques doudous, des bonnets de rechange et des paires de lunettes aussi. Des crayons et des cahiers, de l'aspirine et du pain dur.
La valise est légère, elle est vieille et rafistolée, elle a beaucoup servi. Voyages d'agréments, « escapades », tourisme professionnel. Une valise dorée qui a connu les soutes, les compartiments non fumeurs, les plate formes d'où l'on peut passer ses appels téléphoniques, et le garage du dessus de l'armoire.
Nous irons à Mossoul voir les djihadistes entraîner dans leur « martyr » des martyrs non volontaires, et les libérateurs de rue faire des omelettes avec des œufs humains.
Nous irons à New York défiler avec les Américains -qui n'ont pas voté…
Nous irons à Lampedusa, à Lisboa, à Lesbos
Nous irons à Saint-Pétersbourg, à Libreville, à Istanbul, à Reykjavik, à Papeete. Et si nous allions « là-bas » ?


Nous resterons sur le seuil, ma petite fille et moi, à humer encore le vent et puis nous resterons là, car il n'y a nulle part où aller.

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