Il y a si longtemps que
je n'ai pas pris les deux kilomètres qui conduisent de la maison
près de la route qui longe le Dolon jusqu'au village. Quand la
dernière fois ? A l'adolescence avec mes copines ? Quand, alors que
les cours terminaient au lycée, nous allions camper ?
Plusieurs tournants, la
route monte en lacets, s'élance des bords verts et ombragés du
Dolon, entre à découvert dans un vaste espace dégagé, s'approche
de plus en plus du ciel et, au dernier moment, apparaît le clocher
de l'église. Erigée sur une petite butte comme toutes les églises,
à sa gauche le café où les hommes attendent pendant les
enterrements. Dans ce pays, seuls les femmes et les enfants entrent à
l'église chanter les morts. En face, un autre café, le cimetière
non loin, à droite, en direction de Beaurepaire. Entouré de hauts
murs de ciment, à quoi ressemble t-il aujourd'hui ? Y a t-il des
arbres ? Je retrouverais la tombe les yeux fermés. Ma mère avait
pour habitude de la recouvrir de petites branches de sapin vernissé
qu'elle tuilait sur toute la surface, un peu avant la Toussaint. Elle
restait ainsi verte, fraîche et propre jusqu'au printemps où on
pouvait y déposer les premières fleurs.
Deux vases en étain. Une
grande plaque : Aimé et Albert, les deux fils de la maison morts à
la guerre et leurs médailles.
La photo de Gabrielle -dont je porte le nom- ma
tante morte à quatorze ans de la maladie bleue. Mon grand-père mort
en 54, quasi muet depuis son retour des tranchées. Ma grand-mère
décédée en 76, dernière venue ici. Personne ne lui succèdera.
Le grand-père et la grand-mère |
La grand-mère jeune pour son mariage |
Ses deux autres fils sont
enterrés bien loin de là, comme si la lignée s'était arrêtée.
La dernière. Peut-être la tombe n'existe plus. Je n'y suis jamais
allée voir, aucune envie de vérifier. Mes souvenirs sont ailleurs.
Mais cette tante
Gabrielle à qui ma grand-mère m'assimilait et dont je possède un
très grand portrait -le même que sur le médaillon de la tombe-
me regarde
souvent. Sa photo trônait dans le chambre où je dormais enfant, ses
yeux très noirs, ses longues boucles anglaises brunes retenues par
deux rubans, l'un noir l'autre blanc, la petite broche retenant le
col de dentelle, sa robe blanche, austère comme une aube descendant
à mi-mollets, ses bottines noires à boutons, ses mains sagement
posées l'une sur l'autre sur son ventre et au-dessus de tout son
regard triste et ses lèvres serrées me regardent encore et je ne
détourne pas les yeux. Même le faux fond de colonnades ne parvient
pas à masquer que c'est une petite paysanne pauvre et malade.
Mes
interrogations se sont si souvent accrochées à son regard, à
chaque détail de la photo qu'elles y sont restées scotchées. Elle
ne m'a jamais répondu et que lui dirais-je aujourd'hui à elle qui
ne m'a jamais répondu ? Elle dort, nous n'avons aucun contact, n'en
avons jamais eus. Seuls celles et ceux que j'ai connus vivants, que
j'ai vu bouger, pleurer, boire, aimer, souffrir et travailler
continuent à le faire autour de moi comme jadis ; ceux-là sont
« mes » morts, ils m'entourent, m'accompagnent, me
parlent, continuent à me transmettre. Les autres sont morts et bien
morts. Je ne sens ni leur présence ni leur absence. Cette Gabrielle
me regarde depuis son portrait mais elle demeure silencieuse comme
une tombe.
1 commentaire:
les morts existent comme fantômes silencieux, mais que si on le veut bien !? magnifique texte
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