J’ai posé le
doigt ce matin sur une carte, assez détaillée, abandonnée par le
locataire précédent ( peut-être venait-il de cette région). Ma
phalange a écrasé le Pont du diable à Chalencon: cela m’a paru
de bonne augure, pour moi qui suis revenu des enfers de la guerre. Le
désir a creusé son sillon et je prépare mon sac. Le ciel est
d’août et la gare la plus proche est celle de Retournac. J’ai 4
jours à l’avant de moi, la carte bien pliée dans une poche et
l’envie de partir sans bien savoir ce qui se cache derrière ces
noms inconnus et ces tracés de routes et de chemins.Comme lorsque
j’étais prisonnier en Allemagne, j’ai cette envie d’écrire.
Ne serais-je pas encore libéré?
Jeudi 23 août
Arrivé à
Retournac après une heure et demie de train sans histoire. J’ai
regardé, cherché à voir l’au-delà du paysage, ce qu’il
recélait de mystères et c’était le vert qui colorait le regard
et me faisait chavirer dans des songeries sans issue. A la sortie de
la gare, je suis parti en sens opposé de ce qui devait être ma
route. . Ai marché un temps incertain, puis comprenant mon erreur ai
fini par faire demi-tour; ai pensé alors au vers de Dante “ car la
voie droite était perdue”. Je reprends enfin le bon chemin, une
rue qui serpente en montant dans le village, fais quelques
provisions, avec les yeux de certains collés à mes semelles. Je
repère les noms des hameaux que je dois traverser: Sainte-Reine,
Charrées, Surrel, puis des prés, des bois et enfin un ruisseau qui
doit me conduire à la rivière l’Ance. Là, c’est la fatigue
qui me conseille de me poser avec cette curieuse impression de
marcher dans une sorte de grisaille, de sentir les points
d’interrogation des questions qui me taraudent se planter sous mes
pieds:
Qu’est-ce que je
fais là ?
À quoi ça sert ?
Qu’est-ce que je
cherche?
Et puis ces mots
qui ont martelé toute cette marche en solitaire: essayer
d’ouvrir l’entre sans que
j’en comprenne le sens. Manger. Dormir. Demain viendra.
Vendredi
24 août
Le
ruisseau n’a pas beaucoup d’eau en cette saison mais il suffit
pour mes ablutions. Je le suis jusqu’à la jonction avec l’Ance.
Il me faut ensuite remonter le courant et ainsi je rejoindrai le pont
du diable. Cela semble simple. Une auberge est au bord de la route,
au lieu-dit le Plot et je vais prendre quelque chose de chaud.
Ensuite l’ascension mal aisée débute: il n’y a que ronces,
hautes herbes, souches d’arbres où l’on trébuche, tout un
fatras de nature dont j’ai perdu l’habitude et qui obstrue et
ralentit
l’avancée. Je marche entre, tente d’ouvrir une voie, cherche un
chemin qui n’existe pas. Je me heurte à une langue du dehors que
je ne parle pas, ou plus...Ce que je traverse n’a
pas de forme, mes yeux lisent
la terre et mes pensées se sont repliées entre les plis de la
carte. J’ai l’étrange
impression de me faire
pli dans le paysage. Poursuivant la remontée du cours d’eau,
j’aperçois deux ou trois maisons à l’est qui , selon la carte
devraient correspondre au hameau de Durand. J’hésite à le
rejoindre mais le pont du diable est tout près et c’est le but de
cette expédition
. Donc, va pour le pont! La végétation s’éclaircit un peu: on
dirait qu’une main bienveillante a écarté un peu les pans du
rideau qui obstruaient le regard et soudain j’ai la sensation
d’être au fond d’un abîme surplombé
par un village où se dresse un château, ou ce qu’il en reste,
tentant encore un peu de faire illusion. Si je savais dessiner,
j’aimerais bien croquer cette vision qui me fait oublier les
difficultés traversées. Je reste là , le pont sur ma droite et
le village de Chalencon au-dessus
me protégeant, un grand
moment, ne faisant rien d’autre qu’être là en
laissant
voguer des pensées qui reprennent
peu à peu
des forces. Je regarde couler l’eau, cherche à voir des truites,
comme celles que je pêchais dans mon village de Lozère….Il n’y
a que le bruit de la rivière, le bruissement des arbres, les chants
d’oiseaux que je ne vois pas. La beauté a jailli et des larmes me
montent aux yeux. Une vipère glisse près d’un rocher: ne pas
oublier de rester vigilant!
J’ai
laissé s’accrocher sur les buissons du chemin mes idées les plus
sombres, et là assis au bord de la rivière, je reprends pied . Ce
talus face au ciel fera une excellente couche où
je laisserai la coulée de soleil s’éteindre en douceur.
Samedi
25 août
Il
me faut raconter la rencontre de ce matin. Un homme, entre cinquante
et soixante, est venu me saluer, me poser des questions bien sûr:
savoir qui j’étais , ce que je faisais là… se rassurer en
somme...Lui ai parlé de mes années d’emprisonnement en Allemagne,
de mon désarroi, de ma difficulté à reprendre vie après tout ce
que j’avais vu… Je crois bien que je ne m’étais jamais confié
ainsi...On ne sait pas toujours pourquoi on parle à l’un et pas à
un autre…. Nous avons monté le chemin qui mène à son habitation:
c’est une des maisons que j’avais vues hier au hameau de Durand.
Il m’a offert un verre de vin, puis sa femme a rajouté une
assiette et nous avons partagé un repas en toute simplicité. Il m’a
proposé de passer la nuit qui venait chez lui, m’expliquant
que le lendemain aurait lieu l’inauguration du monument aux morts
de la commune et que je pourrais venir avec lui si je le souhaitais.
Il me parla de son neveu Alphonse mort à Baccarat le 25 août 1914,
à tout juste vingt ans, et des 85 autres compagnons d’infortune
morts tout au long de ces quatre années de guerre. Mon cœur se
serra , je dis que je viendrai avec lui honorer mes camarades de
détresse. L’après-midi, je l’aidai à scier du bois au
passe-partout . La lame était
bien affûtée et le rythme de travail fut vite mis en place
laissant à la fatigue le
soin de se laver des pensées
pesantes qui nous
rongeaient. L’empilement de bûches coupées et le tas de sciure
claire à nos pieds, d’où monte
une
odeur si particulière, cette
paisible cendre où la lumière s’attarde
, ces paroles échangées , le chien allongé à mes pieds, tout
cela , allié au ciel étoilé du soir, me donna une sorte
d’ivresse...
1 commentaire:
Texte étonnant par sa langue - j'ai parfois l'impression de lire du vieux français - et tellement doux par sa poésie, par les pensées et les ressentis de cet homme que tu nous fais si bien partager. Un doux moment de lecture comme cette fin d'après-midi de dimanche.
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