1°/01/1917 :
J'ai choisi ce cahier
marron, encollé, à la couverture tachetée, pour sa solidité,
parce que j'ai décidé qu'il resterait dans ma musette, toujours à
portée de main ; qu'il pleuve, neige ou que ce soit la canicule, il
doit pouvoir résister à la fois aux intempéries et au temps qui
passe car on a bien compris maintenant que cette guerre va durer.
(J'en suis rentré, moi, de cette sale guerre et c'est pourquoi je
veux tout noter). J'y écrirai ce que je vois, celles et ceux que je
rencontre, le prix des denrées que je pourrais trouver, mes pensées.
Ceux qui rentreront -s'il y en a qui rentrent de cet enfer- pourront
le lire. Ils auront une idée de ce que l'arrière a traversé durant
ces années dévastatrices. Je ne veux pas faire oeuvre d'écrivain
mais oeuvre de témoin.
Les chemins que
j'emprunte régulièrement pour tenter de nous ravitailler partent de
Pisieu, bifurquent sur Primarette où quelques paysans connaissant ma
famille depuis longtemps, nous achetaient ou échangeaient volontiers
des denrées avant la guerre. Je longe ensuite Combe-Quartier, bien à
l'abri dans les sous-bois Boursin et pique tout droit en direction de
Cour et Buis que j'évite, pour m'arrêter au Vernay où là, souvent
on me vendait des oeufs. Si je ne trouve rien, je pousse jusqu'aux
abords de Vienne, traversant la forêt domaniale des Blaches, jusqu'à
Civas, Boissonnet. Le plus souvent, je fais demi-tour à La Rosière
car mes jambes ne pourraient plus me ramener à Pisieu. Il faudrait
que je retape ce vieux vélo, mais comment alors couper par les bois
? Par moments, je suis si désespéré, si fatigué que je me demande
si ce coin de pays n'est pas une île déserte, dessinée dans un
coin d'une très ancienne carte où il ne se passe rien. Cette misère
me colle à la peau et j'en suis prisonnier comme Vendredi.
6/02/1917 :
Je n'ai pratiquement pas
pu écrire dans mon cahier. Depuis que j'ai quitté Verdun, je
souffre tellement de la tête que chaque jour je repousse celui où
je me mettrai en marche, même si ma femme et mes deux filles en bas
âge souffrent comme moi de la faim. Je n'ai guère le courage que de
descendre le chemin sur un kilomètre à peine et de me réfugier
dans la maison Cote ; là au moins, même si elle n'est guère
généreuse, je trouve un peu de chaleur, du café chaud et je parle.
Je lui raconte ce qu'on a vécu là-haut, cet enfer qui m'envahit
toutes les nuits. Le bassin qui chante dehors m'apaise un peu, la
chaleur du café calme un peu mon ventre.
En remontant, j'ai dans
ma musette souvent une tomme bien bleue. De la pointe de mon couteau,
je cueille les premières pousses de plantain, tout ce qui peut bien
ressembler à une petite rosace, au passage la Gèle me donne une ou
deux patates gelées et la femme fait une soupe. Petit à petit, j'ai
espoir de reprendre des forces, de faire de petits travaux par ci par
là, en échange d'un peu de nourriture. C'est que nous n'avons ni
terre, ni bête. Ma femme n'a jamais été bien vaillante, sans femme
vaillante un homme sans biens et souffrant peut bien crever.
3 juillet 1917 :
L'hiver fut terrible.
Nous avons tous beaucoup maigri et s'il n'y avait eu les glands,
quelques châtaignes glanées aux Nicolières, les racines et toutes
ces herbes qui nourrissent, oseille, orties, rumex, toutes les
mucilagineuses qui épaississent un peu les soupes sauvages, que même
les cochons avant la guerre auraient dédaignées, nous serions
peut-être bien morts de faim. On a fait grillé des rats, plus un
chat ne subsiste.
Maintenant, je vais un
peu plus loin. Aujourd'hui, je suis allé jusqu'à Montseveroux. La
mère Cote m'avait promis des oeufs si je lui trouvais un peu de
sucre et de café et là-bas, il y a un bistroquet qui sait où s'en
procurer. Tout le long du chemin, je humais l'odeur du foin, ce sera
une année à herbe, déjà le deuxième regain. Il m'a fallu moins
de deux heures pour faire l'aller-retour avec sept oeufs dans ma
sacoche. La mère Cote commence à s'amadouer, elle est chaude la
bougresse et moi, je dirais pas non maintenant que je suis requinqué.
En plus des oeufs, des carottes, quelques bettes, ma musette est bien
rebondie ce soir.
6 octobre 1917 :
Que de choses se sont
passées depuis la dernière page de ce cahier. Une nuit, branle-bas
de combat. De chez Gautheron, je les entendais hurler et on voyait
les flammes depuis ma bicoque. Les granges de la mère Cote ont pris
feu. Tout le foin rentré par les femmes, les enfants, tout y est
passé ; le toit s'est effondré, les murs de pisé ont à moitié
fondu … Nous nous sommes relayés une partie de la nuit, charriant
des seaux d'eau depuis le bassin, mais rien n'y a fait. On est
seulement parvenu à ce que le four à pain soit épargné.
La mère Cote a bien eu
besoin de ses voisins, mais elle sait y faire, bien qu'elle ne sache
ni lire ni écrire, c'est une femme vive, intelligente, courageuse et tenace ; elle sait ce qu'elle veut et embobiner son monde.
A nous deux, nous avons
réuni suffisamment de bras vaillants et la reconstruction est bien
avancée. Elle avait des boîtes de conserves pleines de pièces bien
enterrées, elle seule savait où ; avait mis de côté sous à sous
par sa persévérance et puis, avec son entregent, chaque après-midi
depuis le début de la guerre, elle courait de droite, de gauche,
connaissait tout le monde, toutes les combines. On s'est épaulés,
elle m'a aidé quand j'avais faim, je l'ai aidée en retour ;
j'admirais sa force, son énergie, sa rage de vivre.
Ca jase dans les
chaumières, ma femme boit de plus en plus, tout ce qui se boit et
enrage, mais entre la mère Cote et moi, c'est un brasier ; rien n'y
fait.
J'ai réparé le vieux
vélo avec les quelques pièces qui lui restaient et maintenant, je
n'ai plus peur de pousser jusqu'à Vienne où je trouve tout ce qu'il
nous manque pour poursuivre la reconstruction.
4 commentaires:
ah ! enfin un nouveau texte pour cette consigne, déjà cela fait plaisir ! et puis ton texte est extra !!! un vrai film: on voit le monsieur, on le suit...
On y croit, tu as réussi à transmettre des choses que tu n'as pas vécues, et pourtant il y a un tel accent de véracité dans ce texte, tu ne dois pas être loin de la vérité, d'une vérité possible.
Oui très visuel! Le personnage est bien incarné. Faut que je me mette au boulot...mais là je suis dans les Vosges...
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