Le
voyageur qui emprunte la D 51 ignore le Dolon *, discret, caché.
Seul celui qui sait déchiffrer un paysage le devine à cette rangée
d'arbres qui sinue dans les prairies aux pieds des collines où se
perchent les villages. Il faut quitter la route principale, arriver
sur le petit pont pour le découvrir, scintillant dans la
lumière pâle des grands arbres qui le veillent et lui font un
berceau. On le voit alors couler et se faufiler enfoui entre ses
arbres qui le longe, serpenter, se glisser dans un clair gazouillis,
aux eaux limpides et transparentes, d'argent à certaines heures,
pailletées d'or aux heures chaudes. La légende de la carte indique
« cours d'eau bordé d'arbres ». Le silence ici est vert,
l'écrin végétal des peupliers scintille, bruisse dans la lumière
en l'absence même de souffle d'air. Deux longues allées d'arbres
émergeant de grasses prairies où viennent, plusieurs fois par an,
se poser les roulottes de bois, peintes en vert, des bohémiens.
L'eau s'enfuit sous l'ombre de ses gardiens ; au fil de la surface,
on voit à peine frémir quelques friselis. Parfois, un rocher de
granit provoque un léger remous de velours ondoyant qui vient
effleurer la rive. C'est sans doute en logeant le Dolon qu'enfant,
j'ai vraiment écouté le silence de la nature, un silence plein
d'une douce psalmodie, mes premières harmoniques rondes, continues,
à peine audibles comme une basse sous le léger bruissement plus
aigu des feuilles de peupliers, Une vibration qui s'adresse à
l'âme en
harmonie avec le monde et sans doute imite les mouvements de l'âme
par ses vibrations aériennes. Celle qui l'entendait était envahie
par l'émotion. C'est
surtout la nuit, plus tard, que je connus le Dolon. Mon frère
m'emmenait à la pêche aux écrevisses. Chaussés de bottes, nous
remontions la rivière que je reconnaissais à peine. La musique de
l'eau emplissait tout l'espace amplifiée par je ne sais quel
miracle, la
rivière éclatait en sons la nuit.
Etait-ce
la noirceur du ciel, l'obscurité qui allongeait infiniment les
arbres et les rendaient menaçants ? La vague peur d'être ainsi
dehors la nuit ? Ce ciel qui brasillait quand les frondaisons se
faisaient plus clairsemées ? Contrairement à la journée où nous
nous contentions de nous asseoir sur ses rives, nous marchions
beaucoup la nuit. Il se tortillait, se faufilait, allant de méandres
en méandres. Nous sommes en plat pays, aucune pente à dévaler, pas
d'écume, pas de flux bouillonnant ici ; des détours, paresseux,
capricieux. L'eau si claire, irisée et peu profonde le jour coulait
transparente et noire, glaciale et profonde. Je n'éprouvais pourtant
aucun pressentiment sinistre, j'aimais le Dolon de jour et de nuit,
ils étaient autre, ils étaient deux. Ce
n'est pas la rivière actuelle mais le Dolon d'autrefois qui défile
dans ma tête comme une lanterne magique. Je
n'avais alors qu'un rêve : être la petite fille assise auprès du
feu de camp que les bohémiens allumaient pour la nuit au centre de
leurs roulottes en cercle ; qu'ils m'emmènent, voire qu'ils
m'enlèvent, persuadée qu'en partant, au pas lent de leurs chevaux,
ils entraînaient derrière eux comme une longue traîne, les
prairies, la rivière et tous ses arbres dans leur sillage.
*
Dolon vient de « Dol » XII°s qui signifie « petite
rivière, méandre »
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1 commentaire:
une eau discrète, qui est comme le surlignement au feutre, sans appuyer sur le feutre, feutré donc, des vies. Magnifique
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