On nous dit
de dire les noms, cette fois-ci. Non de dénoncer, mais de dire ces noms d’espaces,
de lieux.
Ces noms qui
reviennent, parfois nauséeux, dans les virages de la mémoire, quelques accrocs
dans le souvenir.
Je repense à
Marie, cette vieille femme, qui ne dénommait plus clairement, on disait qu’elle
« déparlait ».
Cependant,
elle annonçait sans accroc dans sa voix, sans accroc dans ses mots, alors que
la mémoire s’était fait la malle, alors que sa tête était en friche,
elle récitait
tous les noms des hameaux, comme en égrenant les perles d’un chapelet en bois
de buis :
Davoissenne-
Le Supt- Le Pont du Diable- Cruzolles- La Libonnière
Davoissenne…
Marie, qui avait vécu soixante longues années dans cette ferme de Davoissenne
où elle s’était mariée, avait donné la vie, avait travaillé, trait les bêtes
matin et soir, semé, fauché, récolté, elle parcourait le chemin sinueux qui
devenait plus lumineux, au fur et à mesure de sa pieuse évocation appliquée des
noms propres des hameaux du pays.
Elle donnait
à tous une leçon empreinte de lumière, de simplicité et de fulgurance.
Lorsqu’on
traverse des gouffres qui nous font perdre pied, voilà qu’on retourne vers les
terres du berceau, celles des lointains de l’enfance, qui nous tiennent, nous
contiennent.
Marie, elle,
ne fuguait pas de façon désordonnée, mais au contraire, déroulait le fil …Da-voi-ssenne,
répétait-elle.
Et moi, j’écoutais,
et j’imaginais…
Davoissenne,
ce mot qui s’étirait langoureusement, doucement, chaleureusement, je regardais
les joues lisses et brillantes d’une petite pomme qui ne se fripait pas.
Le Supt ;
par contraste, une élision saisissante, comme on passerait des alexandrins au haïku,
Le Supt, une parenthèse dans sa vie qu’elle aurait voulu oublier, placée à onze
ans chez des gens rustres, pour aller chez eux il fallait passer des carrefours
dangereux…
Le Pont du Diable,
le chemin dévalait en lacets serrés, ce pont qu’on ne voyait pas, là-bas, tout
en bas, tout au fond, les jours de brouillard, évocation de légendes mâtinées d’images
personnifiant toutes les errances, les erreurs de direction, humaines, si
humaines…
Cruzolles ;
le regard brillant de Marie, dans son évocation, sa litanie, sa récitation, on
suivait dans ses yeux le trajet de sa joie d’avoir passé le gué, d’avoir
franchi le Pont du Diable.
La Libonnière… Elle faisait tourner comme un
bonbon ce mot de velours dans sa bouche, édentée pour l’occasion, pour ne pas
le griffer, tel une statuette d’argile que les ongles auraient peur de lacérer.
Il était là,
le berceau de ses jours, où elle ne se lassait pas de contempler les nappes de
brouillard qui desserraient leur étreinte, autour du sommet, et qui finissaient
par s’effilocher.
2 commentaires:
Marie qui syncrétise à elle seule tous les noms, elle est si belle dans leur évocation!
Quelle belle idée que ce soit elle qui égrène les noms qui sont restés vivants, vibrants dans sa mémoire !
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