Dans l'écurie, les
toiles grasses épaisses vieilles de plusieurs années n'étaient
volontairement jamais nettoyées. Ces filets solides avaient leur
utilité pour garder les mouches prisonnières afin qu'elles
n'aillent pas se coller dans les yeux ou les pis des vaches. Les
araignées étaient aimées, jugées utiles et leur travail respecté.
Les paysans avaient du respect pour elles et ne les chassaient ni des
étables ni des maisons. Ils savaient qu'elles avaient un rôle
stratégique pour l'agriculture et l'équilibre des écosystèmes
qu'on ne nommait même pas à cette époque.
Leurs toiles se
rencontrent partout, dans les coins des étables, des maisons, aux
plafonds, dans les herbes, dans les arbres … Elles sont adaptées à
tous les milieux, cavernicoles, montagneux, équatoriaux ou
arctiques. Elles sont les plus grandes ubiquistes. Très discrètes,
leur mimétisme, dans leur propre habitat les rend souvent
indétectables. Ce sont elles les grandes contrôleuses des
populations d'insectes et si nombreuses qu'elles représentent à
elles seules deux fois la biomasse de tous les humains peuplant la
planète.
Mais la plupart des
humains éprouve crainte et méfiance quand ils les croisent :
prédatrices dans les films d'épouvante, phobies multiples et
hurlements quand on les voit.
Seules leurs toiles ont
inspiré des légendes positives. Celles-ci extraordinaires par leur
sophistication, leur résistance, leurs variétés évoquent toute
une symbolique. Les araignées secrètent une soie par des filières
situées à l'arrière de l'abdomen produisant de longs fils qui leur
permettent de se déplacer, de tisser toiles et cocons emprisonnant
leurs proies ou protégeant leurs petits, voire de construire un dôme
leur permettant de stocker l'air sous l'eau douce. Ces toiles ne sont
le résultat d'aucun travail laborieux, d'aucun plan concerté,
tissées sans ces cartons qu'utilisent les tapissiers. Elles
n'émanent d'aucun vouloir-faire ou projet-pensé ; disparue la
nécessité du projet … et pourtant elles existent. Elles nous
montrent ce que l'inné est capable de produire et l'araignée
ressemble alors beaucoup à l'humain des mains duquel surgit une
oeuvre non préméditée.
Par leur équilibre,
elles ont inspiré les mandalas qui sont des structures qui se
développent selon une double symétrie -cercle et carré- souvent
supports de méditations, les schémas heuristiques qu'utilisent la
science moderne, des mythes tels celui du filet d'Indra qui est une
magnifique métaphore dont se sert la philosophie bouddhique. Le
filet est multidimensionnel. A chaque noeud formé par les fils, il y
a un joyau qui se reflète dans tous les autres, ils se réfléchissent
l'un dans l'autre, reflet après reflet, à l'infini. Ainsi tout est
toujours relié à tout, aucun être n'est jamais à part , mais
comme chaque joyau, il est actif, envoie, reflète, donne, reçoit.
Plus il y a de lumière, plus chaque joyau en reflète.
Tout dans la nature se
développe selon ce schéma de réseau « ensemble permanent ou
accidentel de lignes entrelacées, le tracé de la toile est aussi
permanent que celui des lignes de la main » (F Deligny), y
compris la vie sociale des humains. D'innombrables réseaux se
trament constamment, c'est l'espèce qui parle et s'exprime, non le
projet concerté.
Hier soir, j'ai bien cru
avoir vécu un miracle. De mon fauteuil où je lisais, dans la
lumière de la lampe de chevet descendait lentement une araignée
d'or. Le fil totalement invisible, seules ses longues pattes
dansaient. N'en croyant pas mes yeux, je me suis très lentement
approchée : véritablement d'or étaient ses immenses pattes et son
corps minuscule, elle se balançait, descendant, remontant,
équilibriste de génie, d'une beauté inouïe. J'y ai vu un signe
positif du destin, ne dit-on pas « Araignée du soir, espoir »
?
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