jeudi 28 juin 2018

Cartographie # 12; Fragments de journal.

Jeudi 23 mai 1918.
     Le son des cloches de l'abbaye vouée à Saint Robert s'estompe au fur et à mesure qu'il gagne le fond de la vallée. Mais là où je suis,assis sur les marches de l'édifice, il vrille mes oreilles;  il résonne tellement fort, comme pour m'enjoindre de m'unir à la communauté, d'obéir à la main du Tout-Puissant en ces jours sombres de 1918, de partager une prière naïve alors que le ciel bleuit, que le soleil pointe timidement au-dessus des grands arbres  surmontant sa peur  des canons. 
     Ici, à des centaines de kilomètres de Paris, de Berlin ou de Vienne les nouvelles mauvaises arrivent quand même par la voix de la T.S.F chez Monsieur le Maire dans son poste à galène récupéré on ne sait ni où ni comment. Quelle sera l'issue de cet interminable conflit, je l'ignore encore mais à l'unisson de tout ce qui m'entoure et qui veut ignorer que la guerre gronde, je me laisse glisser dans une béatitude ouatée. Aujourd'hui, le malheur glisse sur moi sans parvenir à m'atteindre.
     Je prends mon bâton et je fuis les cloches, Saint Robert, l'abbaye, ses moines et je m'enfonce dans la forêt. J'ai le choix. Elles encerclent le bourg, le compriment, le pressent pour en extraire jusqu'à son dernier souffle. J'aime leur solitude, leur joie sombre, les histoires qui font d'elles des repères de sorcières. J'irai jusqu'à Cistrières. Je passerai par Valentin, Lavèze, Montrecoux, David et puis je couperai par les prés pour arriver plus vite. Il me faudra bien la journée. Je dois me dépêcher avant que le soleil ne chauffe davantage, rende mon pas pesant et ma musette trop lourde.

Vendredi 24 mai 1918.
     Cistrières, dodue et paysanne dort encore. J'ai passé la nuit dans l'arrière-salle de l'unique estaminet que compte le bourg. J'avale une soupe en guise de petit-déjeuner et j'attends que l'instituteur, mon cousin veuille bien ouvrir l'école pour que je le rejoigne. Quand je rentre dans sa classe, un parfum d'enfance me prend à la gorge. Le saut dans le temps me fait peur et m'enivre. Quel plaisir que de voir les plumiers, les porte-plumes, les ardoises soigneusement rangés, les livres de lecture qui attendent sur une étagère. Au tableau, la dernière leçon de géographie: la France et ses grands fleuves. Sur un autre tableau, la phrase-phare "J'aime ma Patrie!". Dans des bocaux, des trésors à revendre: des couleuvres, des vipères, des salamandres et d'autres invertébrés. Dans un coin, une blouse grise, l'uniforme magique, celui par lequel s'ouvrent les précipices, se fend le ciel et ses étoiles, s'étire le temps et ses controverses. Je m'assois de guingois à un bureau trop petit pour moi et la tête dans les mains, je redeviens l'enfant que j'ai dû être, l'explorateur d'un temps qui ne reviendra plus.

Samedi 25 mai 1918.
     Dans la charrette du maréchal-ferrant, je quitte Cistrières pour revenir à la Chaise-Dieu puisque c'est le jour du marché. Le siège est rude et le chemin caillouteux. La dame assise à mes côtés sursaute à chaque cahot et je ne sais pas si c'est son lourd collier à breloques ou son triple menton qui fait un bruit irrésistible et qui me donne l'envie de rire!
     Je ne m'arrêterai pas longtemps à la Chaise-Dieu. Les odeurs de fromage et de viande mêlées me donnent des hauts le cœur. Je ne supporte pas non plus l'austérité des murs, la grisaille des caractères. Tout m'y pèse. Je laisse là mon conducteur et je continue jusqu'à la forêt domaniale du Breuil. J'en connais tous les secrets ou je crois les connaître. Je m'y suis caché si souvent. Petit, d'abord, pour échapper aux coups de ceinture de mon père; adolescent en mal d'amour, pour échanger quelques baisers à la sauvette et découvrir le corps de Fanette puis jeune homme, pour essayer d'échapper à la réquisition de partir à la guerre. Finalement, blessé, rescapé je me retrouve là, guidé par les oiseaux et c'est ainsi que j'arrive à Bonneval, les pieds gonflés dans des souliers mal appropriés aux pierres des chemins. J'y connais une vieille maison qui en son temps a servi de relais de poste, immense, remplie de coins et de recoins, la cachette idéale pour se mettre à l'abri du regard des hommes. Ma musette que j'ai pris soin de remplir commence à peser lourd mais ça y est, j'ai pu trouver la clé de mon logis improvisé.
     Et tandis que les ombres s'allongent, la solitude du soir qui tombe me submerge. L'angoisse des jours à venir me serre le ventre. Bon, il me reste le vieux matelas sur son treillis métallique que je viens de dénicher dans le grenier. 
      

2 commentaires:

Ange-gabrielle a dit…

J'adore la blouse grise qui ouvre des horizons insondables et le collier sous le triple menton qui "breloque". Je le vois bien cet homme sur son parvis d'église

Laura-Solange a dit…

j'aime beaucoup l'évocation de l'école...Et cet été je vais aller fouler les terres dont tu parles!