« Je veux mon ours
marron ... ». Depuis plusieurs heures, il scandait cette phrase
sur tous les tons : surprise, colère, tristesse, détresse, rage. Il avait
pleuré, geint, hurlé, sangloté. Son oreille gauche qu'il
avait tant sucée et qui ne tenait plus qu'à un fil manquait
terriblement à ses lèvres.
« Je veux mon ours
marron ... » répétait-il entre ses sanglots. Le soir tombait,
sous peu la nuit terrible serait là. « Comment je vais faire
pour dormir ? ». Sa mère avait beau lui promettre que demain
il aurait un grand lit, que maintenant il était grand … rien n'y
faisait. « Il y a une parole confiée au silence que l'ombre
nous transmet » pensait la mère et la journée de l'enfant en
était là.
Elle était retournée
dans tous les lieux où ils étaient passés l'après-midi. Et
maintenant elle en était persuadée : la dernière fois qu'elle
l'avait vu, pendant à sa main, tenu fermement par sa patte brune,
toujours la même, déjà bien amochée, c'était à la piscine. Elle
avait téléphoné, ils n'avaient rien vu. « Rien ne
sert de pleurer, sans cesse il faut chercher » lui avait-elle
dit. Il le voulait là, maintenant. Il voulait se
frotter à sa peau rèche, le serrer contre lui, lui téter
l'oreille jusqu'à ce qu'elle soit toute mouillée. Perdu, déboussolé, l'enfant était tout à cette obsession,
le reste du monde avait cessé d'avoir goût.
« Je veux mon ours
marron ... » dit-il, lors d'un dernier sanglot avant de
s'endormir tout habillé dans les bras de sa mère tout en suçant le
bout de la manche de son pull et en s'enfouissant entres ses seins.
Elle le berçait pour ne pas le laisser seul face au vide dans lequel
il s'était engouffré.
L'ours abandonné
Chaque matin, avant de
partir à l'école, elle l'installait sur sa chaise haute, bien calé
pour qu'il ne s'affaisse pas durant les heures où elle ne
serait pas là. Pendant des semaines, elle pria sa mère de
le nourrir en son absence, de ne pas le laisser sans soins, et ce
n'est que sur cette promesse qu'elle partait sereine à l'école.
Dès son retour à midi,
elle se précipitait dans la chambre pour s'assurer que l'ourson
avait bien reçu les soins nécessaires, qu'il souriait, était
comblé et vérifiait que sa position n'était pas absolument
identique à celle qu'elle lui avait donnée avant de partir. Sa mère était-elle capable de l'oublier ? Il était vital
de le vérifier. Si par malheur rien n'avait changé, elle percevait
immédiatement l'abandon. Elle savait dans quel naufrage définitif il
était. Il y a une parole confiée au silence, que
l'ombre nous transmet.
Elle chutait dans une
détresse l'engloutissant sur l'instant. Elle cajolait, berçait,
plaignait le pauvre ourson abandonné et tout près de
l'anéantissement bien qu'elle sût qu'il n'existait ni consolation ni réparation.
L'ours blessé
Pendant les heures de
jeu, l'ourson pouvait être manipulé avec tendresse, délicatesse
ou, s'il avait été sot, rudoyé voire malmené. Au fil des mois, des ans, son corps se déformait, se salissait. Il prenait de
l'âge.
Sa patte droite ne tenait
plus que par un fil, ce qui ne l'empêchait pas de grimper, courir,
aller à l'école, manger, dormir, d'être un ours ordinaire.
Un jour, la patte roula sur le plancher. Les hurlements de la petite
fille firent accourir sa mère : « Maman, vite, vite, il
saigne, regarde, il va mourir ». L'écoulement du sang hors de
son corps, la violation de l'intégrité de ce corps déclenchait une
violente panique. Chaque seconde comptait. Entre le moment où la
mère accourait, celui où elle se saisissait de la boîte à
couture, celui où elle enfilait l'aiguille et enfin … pansait
l'ourson, s'écoulaient des minutes pendant lesquelles le sang
giclait, se perdait irrémédiablement. Chaque seconde était vitale,
secondes pendant lesquelles la petite anticipait toutes les pertes à
venir, entrevoyait le trou qui sera sans cesse plus béant à chaque
nouvelle perte. Il y a une parole confiée au silence que l'ombre nous transmet.
1 commentaire:
Tu as bien travaillé! J'aime bien "l'ours abandonné"...
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