Je me
souviens d'en avoir longtemps rêvé.
Et
pour cela, je trouvais mon premier travail d'été : ramasser de
fraises. Lever, quatre heures et demies, deux kilomètres à pied
pour me rendre au bord de la N7. Attendre le bus de ramassage. Une
demi-heure de trajet entre Vienne et Péage de Roussillon. Chacun/e
au début d'un long rang. Payés au panier. Après quelques jours,
les reins brisés, les oreilles brûlées par le soleil. J'avais
compris : je me mettais à cheval sur le rang et j'avançais sur les
fesses. A deux mains je remplissais le plus vite possible les
paniers, mon salaire donc mes vacances en dépendaient. Tel Attila,
il ne devait pas rester grand chose après mon passage, malgré le
poids-plume de mes dix-sept ans. Mon ami travaillait lui comme
pompiste dans une station-service, rémunéré aux pourboires.
Nous
avions projeté de partir en Corse et nous sommes parvenus à nous le
payer ce voyage.
Partis un soir de
Marseille, nous avons navigué toute la nuit, direction Ajaccio. Une
nuit sur le pont, c'est tout ce que nous permettaient nos gains.
Nuit de début août :
les étoiles pleuvent sur nos têtes. 180° de ciel semé d'étoiles,
de vent salé, de gauloises grillées, de baisers brûlés de sel et
de tabac, d'idéal, d'utopie, de vie illimitée. La mer tout autour
de nous, saoûls de tangages, de vents marins, de murmures.
Sommes-nous seuls sur ce pont ? Dans mon souvenir, il n'y a que nous,
l'eau, le ciel, l'air vif et salé.
L'arrivée se brouille.
Il me semble m'être réveillée à Bonifaccio. Je me vois ramper
hors de notre tente minuscule, émerger dans un soleil et une chaleur
ardents et la stridulation des cigales, être inondée de lumière et
de crissements et, face à moi, la mer, turquoise, aux trous d'eau
plus foncés, marines, la crique, les falaises, transportée dans une
page de « Noces à Tipasa » de Camus, Camus que je lisais
et relisais cette année-là. Ce n'était pas un rêve, c'était
au-delà du rêve, la réalité dans toute sa splendeur, saisissante.
Je
me souviens de cette sensation puissante – fugitive - d'avoir les 2
pieds dans le courant et d'avancer en même temps que lui, de faire
corps avec le flux de la vie. Immergée dans le flot, j'avançais,
corps et tête faisant un avec ce fleuve. Ce n'est que plus
tard, bien plus tard que l'évidence a volé en éclats. Quand
j'aurai vieilli, quand j'aurai une plus grande conscience de mon être
et la capacité à nommer, je compris que le fleuve s'était mis à
avancer tout seul, moi sur la rive, déconnectée du flux.
Nos économies nous
permirent de rester trois semaines en Corse : marche, stop, nuits à
la belle étoile sur la plage, abrités derrière une barque
renversée. La troisième semaine, nous nous nourrissions de pain et
de cacao à l'eau pour prolonger le séjour et croire en l'éternité.
Il me semble que chaque
travail rémunéré que j'ai fait durant mes études fut pour
m'offrir des vacances que jamais mes parents ne m'auraient offertes.
Je n'ai aucun souvenir d'achat, j'ignore même si je possède encore
des livres, disques ou autres souvenirs que j'aurais moi-même
achetés. Des cadeaux reçus, oui, j'en possède. Je les aime et les
conserve pour l'amour de ces personnes et non pour les objets
eux-mêmes.
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