Une cour intérieure dans
Berlin-est. Vue de ma fenêtre : trois immeubles de briques rouges.
Le mien identique aux trois autres referme la cour. Des immeubles de
huit-dix étages, austères, sans crépi, dans un parfait alignement
comme on en a tant vus dans les films, ces immeubles que l'on voyait
dans tous les pays de l'Est et qui n'ont, de lieux de vie que le nom.
Fenêtres alignées, sans linge qui sèche, sans fleurs ni plantes,
on n'est pas à Naples tout de même.
Le regard plonge au fond
de la cour comme dans un puits. Tri sélectif oblige, un grand espace
propre et rangé où s'alignent les poubelles aussi nombreuses que
les types de déchets. De nombreuses bicyclettes, noires toutes, sans
fioritures ni multiples vitesses sont stationnées le long des
porches.
C'est pourtant dans un
appartement d'un tel immeuble que nous avons choisi de passer notre
semaine de vacances à Berlin. Nous logeons dans la Bernauerstrasse,
cette rue qui a été coupée en deux par le mur. Nous sommes tout à
côté de la Zionskirche, église tristement célèbre : ses salles
paroissiales furent perquisitionnées par la Stasi dans la nuit du
25-11-87 car ses sous-sols abritaient une fameuse bibliothèque bien
connue de l'opposition. On y disait des poèmes, on y organisait des
débats, les livres officiellement interdits y circulaient sous le
manteau. Des jeunes gens qui s'y trouvaient furent arrêtés ce qui
allait susciter une incroyable vague de solidarité dans le pays.
Nuit et jour, des jeunes faisaient brûler des cierges devant la
Zionskirche afin d'obtenir la libération de leurs amis. Les
habitants du quartier apportaient du café chaud et des sandwichs
-tradition qui se perpétuait lors de notre séjour, pour les
sans-abris -. Nous sommes tout près de la Rosa Luxemburgplatz, de la
Volksbühne (célèbre théâtre populaire de style Art Nouveau où
fut fondé le théâtre politique, héritier de Bertold Brecht) et de
Karl Liebknechtstrasse. Aujourd'hui encore, lors des manifestations
ce sont encore et toujours les mots de Rosa Luxemburg que les
manifestants brandissent sur des pancartes « La liberté c'est
d'abord la liberté de penser des autres ». Que pouvions-nous
faire d'autre à Berlin qu'arpenter ces arrière-cours, ces rues ?
Les appartements de ces
immeubles ont été rachetés pour une bouchée de pain par de jeunes
étrangers débrouillards, courageux et inventifs. Notre logeur, un
jeune espagnol, s'exprime encore mal en allemand et dans un anglais
presque pire. Lui et sa famille ont entièrement refait plusieurs de
ces appartements, les rendant spacieux en faisant tomber quelques
cloisons, les éclaircissant par le choix de murs et carrelages
clairs et les rendant confortables par des meubles modernes légers.
Lorsque nous rentrions de
nos visites, frigorifiés – cet hiver-là, les températures
frisaient les moins dix-sept à Berlin- nous devions monter à pied
nos neuf étages. Tout en comptant machinalement les marches de
l'escalier « eins, zwei, drei, vier, fünf, sechs, sieben »,
me revenaient en tête chaque jour, à chaque étage, de petites
comptines que me chantait mon grand-père allemand et dont j'avais
totalement oublié l'existence. Ce sont les mélodies qui revenaient
en premier, je commençais par les fredonner, et au fil des jours et
des étages, les paroles incomplètes d'une strophe surgissaient. Le
lendemain, je l'avais en entier et un second couplet venait
s'accrocher au premier. C'est ainsi qu'au fil de la semaine, je
redevins bilingue : tout un passé que j'ignorais posséder m'avait
rattrapé.
1 commentaire:
c'est absolument saisissant, cette remontée de l'inconscient, de cette langue oubliée et pourtant qui a tjs été là... saisissant !
Enregistrer un commentaire