I. été. Je cherche un lieu de bivouac. Non-lieu pour l’angoisse et la tristesse, lieu pour reprendre des forces, pour la dispersion des cendres quand la note finale aura été chantée. L’hôtel, vissé aux maisons de l’étroite rue du village, regarde la montagne. La chambre est claire, sobre. Le grand lit occupe la quasi totalité de l’espace, un passage réduit mène à la salle de bain. Les parquets en bois grincent sous mes pas. J’ouvre la fenêtre, l’air frais s’engouffre. Derrière le toit de la maison d’en face, les pâturages escaladent les roches jusqu’aux cimes des mélèzes. Fracas soudain, pierres décrochées. Invisibles. Hier, Elle m’a dit qu’elle n’était plus amoureuse, définitivement. Elle l’a dit avec tendresse, dans l’obscurité de la chambre. Ses vingt-quatre semaines d’hésitations, de relances, d'enlacements ; mes vingt-quatre semaines d’espoir envers cette femme qui occupe l’espace comme d’autres réfléchissent la lumière. « Spatiogénique » plutôt que photogénique. Ses mots « je ne suis pas amoureuse ». En venant me voir une dernière fois, elle savait qu’elle les prononcerait plus tard. Durant la journée, elle a fait mine de rien, sa présence attentive m’a étonnée. J’aurais dû reconnaître le déploiement de couleurs qui précèdent la mort des arbres et des fleurs. Elle s’est intéressée à mes livres, à mon activité du jour, à mes chaussures même. Elle ne voyait pas le chagrin derrière mes lunettes de soleil. Elle se sentait bien dans ma maison. L’a dit. Je supportais le poids de ma tendresse inféconde.
La nuit recouvre la chambre solitaire. Je dors mal, j’attends ; son appel ? Il n’y aura plus d’appel ; le chant du coq. J’attends dans ce grand lit froid. Je pense à elle. Durant ces semaines elle n‘a eu de cesse de me raconter d’anciennes histoires sensuelles et de m'exciter. Elle ne cesse de parler, de tout, de rien, de son passé, de ses amants. J’écoute, je souffre. Je prends sa main, elle la repousse. Je lui dis ma souffrance, elle rit puis s'agace. S’agite. Reprend son Dit interminable. J’adopte un silence mutique, j’endosse la douleur, elle s’incorpore et devient peau.
La patronne pose le thé et une corbeille sur la table, sans un mot. Des carrés de beurre et des cylindres de confiture accompagnent les tranches de pain. Je déjeune en dix minutes, pressé de partir de l’endroit. Je prends le sac à dos, la porte chante en s’entrouvrant.
II. Automne. Je commence la montée dissimulé derrière mon chapeau. Le soleil chauffe le corps, le sac s’alourdit comme si la chaleur déposait une pierre supplémentaire à chaque pas. Les cuisses brûlent. Les cailloux glissent sous les pieds. Je me souviens de ce bivouac avec un copain et ses enfants. Je revois la lourdeur de leurs sacs à ces mômes âgés alors de sept et neuf ans, la grande tente plantée devant le lac Lérié. Ce soir je serais seul près d’un autre lac. Le jour s’était estompé progressivement sur la Meije. Là, le coucher de soleil rougit les roches dont je ne sais le nom. Je retrouve la paix, malgré les premiers bruits de la nuit. Tous les quatre là-bas devant la Meije, je veillais sur eux. Ici, j’écoute pour personne. 8h du matin. Reprise du chemin pour la descente, dans la fraîcheur de l’ombre matinale. Corps courbaturé comme après la première étreinte avec Elle. Des caresses. Mon corps accueille le chaos, répond à sa violence. Nos mains se tiennent. Douceur infinie de nos ivresses. Vomissements étouffants. Impression de mourir, étendu dans ce même lit où quelques semaines après elle dira « je ne suis pas amoureuse ». Immobilité des corps asséchés. Va, va où tu veux. Prends soin de toi.
III. Hiver. Cette femme me tend le miroir de la commedia del arte. S’y reflète mon double visage souriant et triste, lumineux et sombre, jeune et âgé. Dans les bons moments, j’y découvre la grâce. Quelques heures plus tard, son indifférence pointe le doigt sur mon insignifiance, la disgrâce de mon corps. Elle, elle attirée par la flamboyance. Pourquoi être sans cesse revenue vers moi durant ces mois, après ses disparations silencieuses et inquiétantes durant quelques jours ? Durant l’attente, mon corps salive en retenant le désir qui ne peut être partagé. Qu’est-ce qui m’a pris de lui dire « je t’aime je crois » ? « Tu es importante pour moi ». Mon aveu l’a prise de court. Elle a compris : « tu me plais, je veux coucher avec toi ». D’abord, elle refuse. « Restons en là ; c’est mieux ». Mon sourire gêné cache mon désarroi. Je viens de tout gâcher. J’ai honte. Pas de nouvelles durant deux semaines. J’ai renoncé. Elle réapparaît un soir, souriante, disponible. Disparaît encore. Je renonce à nouveau. Puis elle rappelle à nouveau. Qu’est-ce qu’elle veut ? Jouer avec moi ? Me rendre fou ? Je ne viens pas tout de suite. Le rendez-vous arrive une après-midi de tempête de neige qui bloque les routes. La voiture dérape, se reprend in extremis. Que vois-je en elle ? Je raconte son parfum attrapé au vol, son silence intempestif, sa joie.
IV. Printemps. Bivouac. Nouveau lac en contrebas du pierrier. Minuscule. Le soleil l’éclaire et dépose sur le pré l’opacité ombrageuse de la montagne. Trois jeunes gens me suivent de quelques centaines de mètres. Ils s’arrêtent un instant au bord de l’eau puis poursuivent leur descente vers la vallée. Enfin seul. J’installe la tente dans un enclos de cailloux, un abri désuet contre le vent. Je bois un peu de thé du thermos. Le silence se dénoue avec le chant des insectes. Un cri de marmotte. Le temps se rafraîchit, je tousse. Le ciel s’assombrit, la nuit arrive brusquement. J’entre dans la tente, très basse. Le sol est dur. Le plus angoissant en randonnée est l’orage qui craque et raisonne entre les vallées, la pluie froide et drue transperce les vêtements de pluie. Le pas devient glissant sur les roches mouillées. L’inquiétude ambivalente prend les marcheurs dans un drap d’eau qui semble les protéger contre d’autres dangers insaisissables. Les dos courbés continuent leur marche.
L’onde de choc a été provoquée un dimanche matin, dans le salon, les enfants assis face à nous. Ils ont pleuré dans les bras de leur mère, pas dans les miens, je n’ai rien dit, j'étais en faute. Puis ils sont retournés jouer dans leur chambre reprenant leurs activités avec légèreté.
La nuit est froide à 2200 mètres d’altitude, la couverture de survie réchauffe. Vers 5 heures du matin je la soulève pour enlever l’eau qui s’est formée et mouille le duvet. A 7 heures, je sors difficilement de la toile. Le sol est couvert de givre. Mes mains sont gelées, le thé du thermos est tiède. Je replis bagage. Lever du soleil derrière mon dos, allumant peu à peu la montagne que je ne peux voir.
Nous nous sommes revus pourtant, une ultime fois. Elle m’a enlacé sans élan amoureux, comme si elle s’entraînait pour un autre. Elle s’est mise soudainement en colère. Puis a dit, comme à moitié ivre : « Pas la peine, oublie-moi ».
Je cherche mon ultime lieu de bivouac. Un espace à l’abri du vent qui prend soin des émotions. Un enclos pour recevoir les dernières traces de la vie, ses poussières. Bruit de la pluie sous la capuche. A-t-elle vraiment existé ? L’ai-je simplement imaginée ? Son mari l'a reprise. S'est-il rendu compte qu'elle lui était importante ou bien était-il trop seul désormais qu'il n'était plus avec l'autre ? Peut-être un peu les deux. J’étais son pantin, son amuseur de foire ou bien m'a-t-elle "aimé" juste ce qu'il fallait pour que ma présence lui apporte le soutien dont elle avait besoin pour sortir la tête de dessous les vagues ? une présence comme autant de minuscules bulles dans le champagne, sans grand intérêt les bulles, mais indispensables pour faire le goût du vin ? Peut-être un peu les deux.
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