Il es dix-neuf heures, un dimanche soir comme beaucoup d'autres. La table de la cuisine est recouverte d'un revêtement anti-dérapant vert à piqûres blanches et rouges. LE CATALOGUE y est posé dessus. Sur le buffet, la radio Ducretet-Thomson nasille les nouvelles du soir. A côté de moi, ma belle-mère habillée de noir, une mort a dû advenir récemment, et qui tricote, même le dimanche, rare activité autorisée par le Seigneur je présume!
Je crois que je l'ai toujours vue des aiguilles à tricoter dans les mains! Elle avait le geste vif et précis et ses tricots, les écharpes, ses chaussettes et ses bonnets auraient pu figurer en bonne place dans LE CATALOGUE. Et la valeur des kilomètres de laine ajoutés auraient pu habiller pour le moins tous les habitants de la ville DU CATALOGUE.Mais le tricot m'agaçait, elle m'agaçait avec ses reproches constants:"Tu ne sauras jamais rien faire de tes dix doigts!" Et non! Moi, pour le moment j'ai surtout envie qu'elle se taise! Et fait rarissime, c'est le jour et l'heure où elle se tait! A la radio, les nouvelles sont finies et l'émission hebdomadaire du dimanches soir va commencer.
Je ne saurai jamais expliquer pourquoi elle écoutait avec autant de religiosité cette émission à laquelle je crois pouvoir dire elle ne comprenait pas grand chose! La magie des voix peut-être!
Je vais alors pouvoir ouvrir LE CATALOGUE. " Fais attention!" me fait-on remarquer non sans agressivité. Délicatement, je prends la couverture cartonnée légèrement écornée à droite, mordorée cette année-là, les lettres MF écrites en gros, accolées comme pour se tenir chaud, entre mes doigts. 1969: jusque là, rien d'érotique! Sommaire et puis je vagabonde entre les pages.
Ma fantaisie n'a d'égale que la discussion passionnée qui s'engage entre François Régis Bastide et Jean Louis Bory et qui s'envenime pour savoir qui de Fellini dans "Le Satyricon" ou de Bunuel dans "Tristana" a le mieux réussi à traduire les miasmes de notre société et qui de Magali Noël ou Françoise Fabian a le mieux incarné leur faire-valoir?
Et ma belle-mère qui n'a jamais mis les pieds dans un cinéma écoute comme si le temps était suspendu!
Je continue mon vagabondage: fusils Robuste, bicyclettes Hirondelle, machines à coudre Omnia, cannes à pêche, épuisettes, chaussures de protection, tourne-disques, auto-radios, couvertures chauffantes défilent, se bousculent devant moi en un grand carnavaval monochrome.Sur les ondes, Jean Louis Bory s'époumonne et veut absolument restituer l'oeuvre dans son temps pour aider le spectateur à comprendre.
J'ai toujours aimé cette voix fragile, le phrasé particulièrement articulé aux arguments subtils et intelligents. Tandis que j'en arrive insidieusement aux pages des sous-vêtements. Le pilou y est à l'honneur et rien de vraiment excitant dans les soutien-gorges et petites culottes conçus pour un maintien maximum dans un minimum de pouvoir érotique. Mais ma belle-mère veille au grain et à mon éducation, peut-on dire sexuelle, et je dois quitter rapidement les pages sulfureuses du CATALOGUE MANUFRANCE et me replier sur les pages mobilier: étagères en okoumé, bureaux bien plantés sur leurs quatre pieds, fourneaux, cuisinières quatre feux... J'ai eu le temps de meubler ma future maison, me confectionner un trousseau, choisir mon matériel de jardin, m'assurer de leur technicité sûre et de leur solidité certaine.
Quelques mots encore sur Eric Rohmer et "Ma nuit chez Maud"et l'émission "Le Masque et la PLume" s'achève sur une pirouette des chroniqueurs et quelques applaudissements. Ma belle-mère se lève: "Ferme LE CATALOGUE et mets la table!" Le retour à la réalité est rude et rugueux comme la voix que je viens d'entendre. Elle éteint la radio, je ferme ma liberté du dimanche soir avant que d'avaler mon potage aux vermicelles.
2 commentaires:
J'arrive à peine et n'en crois pas mes yeux ! Tous ces textes ! Je les ai juste faits défiler, deux séries, ça n'arrêtait plus ... j'avais même oublié que Manufrance existait, il n'y a plus dans ma tête que le Miradouro Santa Lucia, les ruelles pavées, les jacarandas en fleurs et tant d'autres senteurs, la mer entr'aperçue au bas de raidillons d'escaliers... J'aurais volontiers fini ma vie là-bas.
Ton texte est très beau et parlant, je les entends et m'y vois sur cette table, même si je préfère le sud;
Ce matin ton commentaire est une musique à mon oreille qui résonne sur les pavés disjoints de ma mémoire d'un été à Lisbonne!
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