dimanche 10 juin 2012

Mariechen

 
Cette année là, comme tous les jeunes, elle est réquisitionnée. Soit elle part, loin de son village, travailler dans une usine d'armement, soit elle reste là tout près, fille à tout faire dans une ferme.
Ses parents ont vite fait de décider pour elle, d'ailleurs elle est si jeune qu'elle aurait fait le même choix. Elle connaît ces fermiers, ils sont durs mais ils ont des chevaux qu'elle passe souvent voir pour caresser leur poil et fixer longuement leurs tendres yeux.
C'est la guerre. Ici, tout est calme, mais là-bas du côté de la frontière avec la France, il y a du sang et du feu. Hitler a dit qu'on les battrait très vite, que l'Allemagne est invincible. Ici, à la ferme, on manque de main d'oeuvre. Il faut fournir du ravitaillement aux soldats, en fournir toujours plus. Elle travaille dur, trait les vaches, s'occupe des enfants, travaille aux champs. Elle est belle avec ses tresses blondes et ses seins déjà bien formés. Tous l'appellent Mariechen.
Un jour, trois prisonniers français arrivent, ils sont affectés à cette ferme ; des femmes aussi sont arrivées, de Pologne. La ferme dispose maintenant de beaucoup de main d'oeuvre mais il faut sans cesse travailler et produire plus.
Ces prisonniers français sont très gentils, ils lui sourient quand elle ramasse les pierres avec eux dans les champs, et lors de l'arrachage des pommes de terre, ils l'aident à porter les sacs jusqu'au bout du champ. L'un des trois surtout est très gentil, il essaie de parler avec elle, au fil des semaines apprend quelques mots d'allemand puis des phrases entières, ils rient ensemble, elle lui rend quelques menus services.
Le mot « guerre » pour elle n'a pas de sens. Elle a maintenant quinze ans, elle a toujours vécu dans ce village de Saxe, sa vie commence. Elle est autorisée à monter la grosse jument, elle en est très fière, et ce prisonnier français qui lui envoie de petits baisers du bout des doigts quand elle traverse la cour, la remplit de bonheur. Elle découvre un émoi qui la traverse toute entière, la comble et lui dit que la vie est belle, l'espoir illimité. Elle aime.
Ce prisonnier, André, français, le bel étranger brun et aimant, de huit ans son aîné remplit tous les rêves qu'elle ne savait même pas avoir. Alors de mots tendres échangés aux baisers volés derrière les buissons, des caresses furtives aux étreintes dans l'écurie, Marischen court le guilledou, fait buisson creux et si les fermiers ne tançaient pas tous les travailleurs, elle n'aurait qu'une envie : tout plaquer pour peigner la girafe avec son tendre amoureux.
Elle le voulait pour elle toute seule. Elle avait si peur qu'un jour il ne parte qu'elle rêvait chaque nuit de prendre la clé des champs et de filer avec lui pour un voyage sans retour à l'instar du petit Hans de son enfance « Hänschen klein, geht allein, in die weite Welt hinein... »
La jalousie l'étreignait surtout quand les polonaises yoyotaient de la touffe pour aguicher les prisonniers. Certaines ne portaient pas de culotte et Mariechen était folle de rage quand elles se baissaient pour ramasser les pommes de terre.

Ses parents ne purent jamais croire en cet amour, pendant la guerre on n'aime pas. Comment oser parler d'amour, laisser exploser son bonheur, quand cet amour est honteux ; quand, ce qu'il faudrait c'est avoir été malheureuse comme tout le monde pendant cette période ; quand aimer est doublement interdit ?
Le temps eut beau passer, le bonheur se révéler long et durable, l'interdit demeura. Cette guerre se devait d'être pour tous un long temps d'horreur, avoir été vécue dans la souffrance et dans la honte d'être allemand. Pour elle, à l'image de ceux qui s'enlisent face à leurs contradictions, le silence pesait du plomb. On lui avait ôté le droit d'avoir connu alors les années les plus heureuses et les plus lumineuses de sa vie.
Pour que le bonheur ait enfin droit de cité, que les bruits de la vie dominent le cliquetis des bottes et des cailloux sucés pour tromper la faim, pour que ne s'enlise pas dans la boue saxonne cette éclosion de joie, cette explosion de chair, pour que ressuscite le bonheur refoulé, elle avait appris par coeur ces vers : « Quand nous rêvons pendant que les autres se taisent
             Nous ne sommes pas dans le silence
             Nous sommes avec les bruits de la vie
             Et en conversation avec nos secrets »
qu'elle se répétait pour elle toute seule.

6 commentaires:

Lin a dit…

ah j'aimerais connaître la suite de son histoire à la petite... et au français

Ange-gabrielle a dit…

Bien, la voilà : ds la nuit du 14 au 15/02/1945, les américains bombardent Dresde, la petite ne retrouve plus ses parents ds ttes ces ruines, les russes avancent, de + en + près du village, la déroute est totale pour l'Allemagne, les prisonniers français sont rapatriés, la petite part avec eux pour ce long voyage sans retour dont elle avait rêvé, une fuite à travers le pays en feu. Elle est "accueillie" cruellement ds la ferme dont André est originaire. Ils s'en moquent, tous les deux, se marient, ont de très beaux enfants. André continuera à courir le guilledou; il s'avéra rapidement qu'il aimait un peu trop TOUTES les belles jeunes filles. Il mourut bien avant elle. Comme elle était beaucoup plus jeune, elle connut encore deux amours. En définitive, elle fut heureuse et réalisa son grand rêve de départ.
Ce conte sociologique fécond va te plaire, je le sens, on peut en faire toutes sortes d'analyse.

lin a dit…

ah oui et tu m'en diras + de vive voix...

Michelangelo a dit…

Tu peux ôter ce qui est de l'ordre de la consigne, ton texte est mieux sans, parce que ce n'est que le tien. Traduit le texte allemand pour les pauvres non germanophones, dont je suis. Et puis creuse, creuse, creuse ton sillon. La vérité me touche chaque fois que tu l'abordes. Il y a me semble-t-il une autre histoire sous cette histoire si émouvante, comme il y a, peut-être, un autre poème, à la place de celui que tu cites aujourd'hui, et que j'aimerais connaître.

Lin a dit…

oui même avis pour les consignes de l'atelier, ça "casse" le texte, ce n'est pas un texte à citations de ce genre

Ange-gabrielle a dit…

Oui, Michelangelo, je traduirai le texte jeudi et oui il y a plein d'autres histoires à dérouler comme un fil, ai-je envie de les tirer au grand jour et de les faire lire ??? c'est encore une autre histoire