Nonobstant le fait qu’entre déménagement et emménagement l’on doive trier, le plus difficile des trois n’est pas celui qu’on croit.
Un bruit singulier venu du plus clair de l’enfance remonte la rue Jeanne d’Arc. Il provient d’un humain, vêtu de formes informes, vagues, sans consistance ni couleurs identifiables. A intervalles réguliers son cri l’annonce et le matérialise. Il est arrimé à une charrette, comme un bœuf à sa charrue. Une charrue qui semble léviter, tout comme lui. Le curieux équipage s’immobilise devant le 26.
Il lui semble que le portail est resté ouvert, il ne reste qu’à le pousser un peu afin de faire entrer la charrue avec lui en faisant le moins de bruit possible et ne pas attirer l’attention, se glisser incognito dans le jardin et d’aller plus avant, abandonnant son équipage au pied des marches qui sillonnent le jardin, longeant une terrasse recouverte d’une glycine bien fleurie où il s’imagine s’allonger sur un fauteuil, puis il monte deux marches, découvre d’autres fleurs dont il a perdu le nom et dont il s’enivre, poursuit jusqu’au cerisier dont les fleurs jonchent un sol inégal, se cache derrière le tronc car il lui a semblé entendre du bruit mais non ce sont des voix dans le jardin voisin, et ici il lui semble bien que la maison est vide, alors il s’approche encore plus près, pose la main sur la poignée de la porte qui résiste, donne un coup d’épaule un peu énergique et pénètre dans ce qu’il nommera plus tard « belle maison » où il voudrait bien rester un peu, puisque cette « belle maison » semble inoccupée et qu’il aime les lieux inoccupés, alors il touche les murs, les meubles et il en connait un rayon sur le mobilier, alors il évalue le prix de chacun et finit par s’écrouler dans un fauteuil face à une gigantesque horloge dont le balancier s’est arrêté et qui le fixe.
Ce qu’il ignore est qu’il n’est pas le seul dans cette maison, il le sent mais il l’ignore encore ou feint de l’ignorer. Dans ce lieu, derrière lui précisément, à la cuisine, donc dans son dos vit un fantôme. On ne peut l’apercevoir que la nuit car alors son linceul blanc est phosphorescent. N’empêche que le reste du temps il est là, invisible aux yeux des humains, la plupart du temps il est là, attend, observe, tente de se faire entendre. Rares sont les humains qui possèdent cette capacité-là… mais lui, lui si différent des autres êtres humains, avec sa forme vague, ses vêtements informes, lui peut-être, espère le fantôme, et le voilà qui se met à rêver, tous deux se mettent à rêver, le fantôme espère, la forme humaine s’assoupit et les deux rêves viennent à la rencontre l’un de l’autre. Grâce à cette maison si paisible, de tels phénomènes exceptionnels arrivent à se produire, comme une prière qui aurait été exaucée.
Il sait, lui, dans ses formes informes qui le vêtent, qu’il peut désormais lâcher entièrement prise, il savait qu’il pouvait encore espérer, mais s’était résigné à ne plus être espéré, de quiconque, ni des humains ni des êtres, ni des arbres. Et le voilà espéré d’un fantôme ! Au petit matin, toujours face à l’horloge au balancier immobile, il ne sait pas s’il est toujours dans son rêve, dans les songes du fantôme, ou dans leur rêverie désormais commune, toujours est-il qu’il perçoit des myriades d’étoiles qui scintillent. Il lève la tête et voit ce luminaire insolite : des dizaines de filaments portant à leur extrémité des étoiles. Il s’y connait en mobilier mais bizarrement, ce lustre, il n’en avait jamais vu comme ça. Il n’a pas envie de l’évaluer, seulement de l’admirer et de rester fasciné, subjugué.
Il aimerait bien l’emporter avec lui. Mais sa charrette est restée tout en bas du jardin. Comment faire ? Il cligne des yeux une fois, deux fois. Il les ferme à nouveau et quand il les ouvre, les étoiles ont disparu. Le lustre descend lentement, tiré vers le bas par des filaments invisibles. Et une somme de vers luisants l’entraînent vers la porte. Il n’existe plus par lui-même. « C’est la métamorphose de la lumière » se dit-il d’une voix empâtée. Et il se rendort en souriant.
Post-scriptum
La voix de la maison : Il était gentil l’homme aux formes informes mais j’ai dû le renvoyer dans ses propres pénates. J’en ai vu des humains, passant, partant, revenant, repartant. Suis lasse, mais lasse de ces remues ménages ! Ca suffit ! Le lustre, le fantôme, restent chez moi ! non mais !
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