dimanche 5 septembre 2021

Maison ma belle maison

 

En dépit du ciel bleu, les campanules sauvageonnes clignent fièrement de la corolle.

Il songe à les prendre en photo. Mais pourquoi figer leur nature libre sur pellicule ? Et puis il est là, dans cette rue montante, devant le portail où il a rendez-vous pour l’achat d’une grande bibliothèque bleue, verte et rose. Il ne sait s’il peut sonner car il est en avance. Il envisage de sortir son paquet de cigarettes, renonce, car il vient de se rappeler qu’il a arrêté de fumer il y a vingt-cinq ans.

Plutôt que de rester figé à attendre, il sonne, comme par enchantement la porte s’ouvre tandis que tombant du ciel une voix céleste et joyeuse proclame : « Montez ! » timidement il s’avance jusqu’à la dernière marche d’un escalier coincé entre maison et jardin, l’escalier contourne une vigie en bois et verre collée au flanc de la maison, des rosiers parfumés bordent les marches par endroits, jusqu’à la porte de la vigie qui semble être une cuisine, « entrez » dit la voix céleste mais joyeuse, ne voyant personne il s’avance jusqu’à la porte de ce qui lui paraît être un grand séjour encombré de cartons empilés, la voix céleste toujours joyeuse semblant sortir de derrière un mur de carton, lance enfin « je suis là ! »

Quand il a lu l’annonce sur Le Bon Coin, l’acheteur de la bibliothèque verte bleue et rose a tout de suite répondu à l’annonce. C’est exactement ce dont il a besoin. Il n’est jamais venu dans cette rue. Il n’habite que depuis peu à Saint Etienne. Rue Jeanne d’Arc, ça le fait marrer, il adore ce personnage qui surgit régulièrement dans sa vie. La dernière fois c’était avec le film « Jeanne », qu’il a adoré. La voix joyeuse ressemble à celle du film. Bien sûr, à chaque fois, ça finit mal, il y a le feu. Il ne sait pas ce qu’il y a eu ici, aussi, un incendie, personne n’est mort heureusement, mais parfois les meubles rescapés se souviennent.

Il se tient devant l’objet qu’il est venu acheter et qui lui convient bien. Cette bibliothèque est grande, les mesures annoncées sont conformes, il ouvre les petites portes du bas et trouve coincées entre le fond d’un tiroir et l’arrière du meuble quelques feuilles légèrement noircies sur leurs bords, qui semblent très fragiles et dont il arrive avec peine à déchiffrer quelques mots : l’arbre pousse les ombres/ le vent fait des accrocs/secouer ce qui traîne encore/ il y a un tas d’osselets / à l’envers des mots/ les lubies de l’ombre… Il range délicatement ce qu’il nommera un trésor et emporte la bibliothèque pleine de couleurs de mots.

Ce que l’histoire ne dit pas, c’est comment il emporte la bibliothèque car il est arrivé à pied, les mains dans les poches en sifflotant. Comment peut-on à ce point être innocent, tête en l’air ou insouciant pour espérer emporter une bibliothèque de cette taille et de ce poids sur ses épaules, dans ses bras, voire dans sa poche ? Les dimensions étaient pourtant clairement mentionnées. Hé bien moi, la narratrice, je vais vous le révéler, je peux lever le suspense puisque l’histoire s’achève là : il l’a tout simplement longuement regardée, puis touchée, caressée, a fouillé ses moindres recoins, l’a sentie, humée, humectée de sa langue. La bibliothèque a soupiré, s’est pâmée et dans un doux murmure langoureux -tout à l’opposé d’un bruyant orgasme- a eu lieu la métamorphose : il l’a prise entre le pouce et l’index de sa main droite et l’a délicatement posée dans le creux de la paume de sa main gauche. C’est ainsi qu’il est parti et l’a emportée.

Codicille : moi, la bonne vieille maison du 26 de la rue Jeanne d’Arc, qui en ai vu des vertes et des pas mûres, je ne sais pas ce que je vais voir ensuite, mais je pense presque malgré moi, que cet acheteur de bibliothèque est un faux naïf, il savait bien qu’il pourrait emporter cette bibliothèque tricolore dans le creux de sa main gauche.

Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que ces feuilles légèrement noircies, coincées au fond du tiroir, allaient, contre toute attente, lâcher prise et offrir leur poésie- trésor. Il était temps pour elles, de s’épanouir au grand jour !

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