En dépit du ciel bleu, les campanules sauvageonnes clignent
fièrement de la corolle.
Il songe à les prendre en photo. Mais pourquoi figer leur
nature libre sur pellicule ? Et puis il est là, dans cette rue montante,
devant le portail où il a rendez-vous pour l’achat d’une grande bibliothèque bleue,
verte et rose. Il ne sait s’il peut sonner car il est en avance. Il envisage de
sortir son paquet de cigarettes, renonce, car il vient de se rappeler qu’il a
arrêté de fumer il y a vingt-cinq ans.
Plutôt que de rester figé à attendre, il sonne, comme par
enchantement la porte s’ouvre tandis que tombant du ciel une voix céleste et
joyeuse proclame : « Montez ! » timidement il s’avance
jusqu’à la dernière marche d’un escalier coincé entre maison et jardin, l’escalier
contourne une vigie en bois et verre collée au flanc de la maison, des rosiers
parfumés bordent les marches par endroits, jusqu’à la porte de la vigie qui
semble être une cuisine, « entrez » dit la voix céleste mais joyeuse,
ne voyant personne il s’avance jusqu’à la porte de ce qui lui paraît être un
grand séjour encombré de cartons empilés, la voix céleste toujours joyeuse
semblant sortir de derrière un mur de carton, lance enfin « je suis là ! »
Quand il a lu l’annonce sur Le Bon Coin, l’acheteur de la
bibliothèque verte bleue et rose a tout de suite répondu à l’annonce. C’est
exactement ce dont il a besoin. Il n’est jamais venu dans cette rue. Il n’habite
que depuis peu à Saint Etienne. Rue Jeanne d’Arc, ça le fait marrer, il adore
ce personnage qui surgit régulièrement dans sa vie. La dernière fois c’était
avec le film « Jeanne », qu’il a adoré. La voix joyeuse ressemble à
celle du film. Bien sûr, à chaque fois, ça finit mal, il y a le feu. Il ne sait
pas ce qu’il y a eu ici, aussi, un incendie, personne n’est mort heureusement,
mais parfois les meubles rescapés se souviennent.
Il se tient devant l’objet qu’il est venu acheter et qui lui
convient bien. Cette bibliothèque est grande, les mesures annoncées sont conformes,
il ouvre les petites portes du bas et trouve coincées entre le fond d’un tiroir
et l’arrière du meuble quelques feuilles légèrement noircies sur leurs bords,
qui semblent très fragiles et dont il arrive avec peine à déchiffrer quelques
mots : l’arbre pousse les ombres/ le vent fait des accrocs/secouer ce qui
traîne encore/ il y a un tas d’osselets / à l’envers des mots/ les lubies de l’ombre…
Il range délicatement ce qu’il nommera un trésor et emporte la bibliothèque
pleine de couleurs de mots.
Ce que l’histoire ne dit pas, c’est comment il emporte la
bibliothèque car il est arrivé à pied, les mains dans les poches en sifflotant.
Comment peut-on à ce point être innocent, tête en l’air ou insouciant pour
espérer emporter une bibliothèque de cette taille et de ce poids sur ses
épaules, dans ses bras, voire dans sa poche ? Les dimensions étaient
pourtant clairement mentionnées. Hé bien moi, la narratrice, je vais vous le
révéler, je peux lever le suspense puisque l’histoire s’achève là : il l’a
tout simplement longuement regardée, puis touchée, caressée, a fouillé ses
moindres recoins, l’a sentie, humée, humectée de sa langue. La bibliothèque a
soupiré, s’est pâmée et dans un doux murmure langoureux -tout à l’opposé d’un
bruyant orgasme- a eu lieu la métamorphose : il l’a prise entre le pouce
et l’index de sa main droite et l’a délicatement posée dans le creux de la
paume de sa main gauche. C’est ainsi qu’il est parti et l’a emportée.
Codicille : moi, la bonne vieille maison du 26 de la rue
Jeanne d’Arc, qui en ai vu des vertes et des pas mûres, je ne sais pas ce que
je vais voir ensuite, mais je pense presque malgré moi, que cet acheteur de
bibliothèque est un faux naïf, il savait bien qu’il pourrait emporter cette
bibliothèque tricolore dans le creux de sa main gauche.
Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que ces feuilles
légèrement noircies, coincées au fond du tiroir, allaient, contre toute attente,
lâcher prise et offrir leur poésie- trésor. Il était temps pour elles, de s’épanouir
au grand jour !
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