« Le
plus souvent, personne ne s'y intéresse. La poussière fait partie
des déchets et résidus, zone grise où stagne -hors la vue, hors
l'attention - la part du monde laissée de côté. C'est toujours là
qu'il faut tenter d'aller fouiller, évidemment. Dans le négligé,
l'écarté, le refoulé se tiennent en effet les énigmes
organisatrices du visible . Peu importe que le point de départ
paraisse trivial, ou même inepte. En creusant, on trouve matière à
vertige. …
….
La
poussière, en fait est une énigme ontologique. Ni néant - ni
étant – quelque part entre les deux, elle est à la fois
évanescente et agglutinante, ténue et têtue. A la frontière du
solide et du gazeux, matière pratiquement dépourvue de forme, elle
déjoue, mine de rien, les catégories de la métaphysique.
Du coup,
tenter de se faire une idée de la poussière se révèle être une
expérience limite. Car, pour avoir ce qui s'appelle une idée –
claire, distincte, nettement pensable -, des contours sont
indispensables. Limites nettes, arêtes roides, voilà ce qui est
exigé, depuis que le terme même est apparu : « idée »,
en grec, se dit eïdos,
« forme » - pas de forme, pas d'idée ! La poussière
semble donc impensable. Informe, flottante, pulvérulente, en lisière
du visible et du palpable, elle paraît être ce dont la pensée
occidentale ne peut pas parvenir à se faire une idée.
Pour
penser la poussière, il faudrait aller voir ailleurs, autrement.
Réfléchir par d'autres voies. Du côté du fluide plutôt que du
solide. Du flou plutôt que du net. Du discontinu plutôt que du
stable. Vers les fumées, les brouillards, les nuages, les
scintillements éphémères. Vers l'attention portée au rebut, la
rédemption des déchets, l'égale dignité de toutes les matières.
…
…
La
poussière est le modèle secret des idées. C'est elle qui les rend
possibles. Dans la pensée, faire le ménage est en fait une activité
circulaire : en faisant le ménage dans les idées, on produit des
poussières nouvelles, qui nécessitent de nettoyer une nouvelle
fois, en produisant de nouvelles poussières ; Et ainsi de suite.
Cela s'appelle l'histoire de la pensée. »
1 commentaire:
quel beau titre !
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