Le Roumieux.
Il a
59 ans. Il n’a pas de résidence. Il vit sur la Lande au gré des saisons. Il
marche en boitant. Cela fait deux ans qu’il n’est plus retourné à Mendes,
chercher son courrier en poste restante. Sa barbe est longue. Il porte un grand
manteau.
Il a
22 ans et vient de réussir le concours de Polytechnique. Il est triste. Il sait
que son père sera fier de lui quand il lui annoncera la nouvelle. Il sait que
sa vie se referme sur ce concours.
Il a
30 ans. Il est en poste à Bordeaux. Depuis trois ans, il fréquente Anna rencontrée
sur le banc des élites. Elle est d’origines russes, une grande fille aux
cheveux châtain clair. Elle sort de la douche, nue, il croit qu’il aime son
corps élancé, humide, ce corps nerveux, aux gestes un peu brusques.
Il a
43 ans. Il vient de divorcer. Anna est partie vivre à Moscou. Ils n’ont pas eu
d’enfants, le sujet n’a jamais été évoqué entre eux, croit-il. Aurait-elle
voulu un enfant ? Il se pose la question pour la première fois. Il est
triste. Il est amoureux de son corps laiteux, des poses qu’elle prend quand
elle se sait regardée. Maintenant, il se dit qu’il n’a jamais aimé cette femme.
Ils se sont mis d’accord sur le prix de vente de leur appartement de Bordeaux.
Pour une fois, ils ne se sont pas disputés.
Il a
66 ans. Sur la lande on l’appelle le Roumieux.
Il a
55 ans. Il vit dans une petite grange abandonnée. Les paysans le laisse
l’occuper en échange de menus travaux agricoles. Il surveille les bêtes, en
été, sur les pâtures. Il boit l’eau des rivières. Il parle au vent. Au Grand
Glaïeul. A son passé.
Il a
72 ans. Il meurt dans une heure. Il le sait. Il n’est pas triste. Cette nuit,
il regarde le ciel d’août, allongé devant la grange. Une étoile filante passe
en un éclair. Il pense au petit prince. Il pense à son père.
Il a
11 ans et demi. Il rentre en 6ème. Il aime bien la petite fille un
peu boulotte assise à côté de lui, au premier rang. Il écrit un poème dans sa
tête. Quand il sera grand il voudrait devenir berger ou bien astronaute, ou
poète. Ou les trois à la fois.
L’homme de la coursive.
Il
n’a pas d’âge. Il est l’ombre de cette seconde suspendue au fil du temps.
Il y
a un mois, il était là, dans la coursive, en sous-sol, debout près d’un soupirail.
Il regardait au loin derrière la porte vitrée. Derrière lui, un barbecue
fumait. Ca sentait bon la viande grillée.
Avant,
il n’avait pas d’existence, pas de corps. Maintenant il vit ici hors du temps
sur une autre scène d’où il tire un fil d’un cocon invisible. Le fil s’étire
devant lui, se noue, se dénoue, se démultiplie, s’élance au-delà du soupirail, tels
des fils de soi.
Il
n’a pas d’âge et il le sait. Il existe entre la dernière seconde et la
prochaine, l’espace d’un soupir, l’espace du rêve qui se tait au réveil.
Il
pourrait avoir 51 ans, avoir des yeux perçants, avoir pour métier : clown
ou faiseur de farces, il pourrait tenir une boîte en verre dans laquelle se
mêleraient des couleurs, mais le rouge dominerait, ce ne serait pas une boîte de
bonbons, mais de gouaches écrasées.
Il
pourrait avoir 100 ans, il marcherait dans un désert, puis surgirait sur les
planches d’un théâtre dans les habits de Molière.
Là
il aurait une dizaine années, il serait fille. La petite demanderait à ce qu’on
l’amène au-delà du mur qui enceint sa maison.
Il
aurait 30 ans, et rentrerait dans un dojo vide, il se souviendrait de ce lieu
d’antan, chercherait quelque objet oublié, mais ne le trouverait pas.
Il
aurait encore 51 ans, et regarderait le vélo laissé en bas de l’escalier, de
l’autre côté d’une porte vitrée. Il n’en serait pas étonné. Ouvrirait la porte.
Porterait le vélo de marche en marche puis le sortirait dehors.
Il a
encore perdu son âge et se tient à nouveau dans la coursive, derrière la porte
vitrée. De ses mains jaillissent des fils blancs, des fils de soie.
2 commentaires:
Entre cette seconde-là et la suivante, la seule réelle existence, l'éternité. Il me plaît bien ton personnage. Où peut-on le rencontrer ?
le mur qui enceint sa maison, effffectivement, faut creuser par là pour se mettre au monde
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