Liliana
semblait surgie d'un mirage, d'une sorte de miroitement des eaux ou
du bienfaisant silence qui enveloppe les ombres. Elle n'était qu'une
silhouette dessinant des arabesques dans une sorte d'errance.
Vénitienne
parmi ces vénitiens qui se réapproprient leur ville quand leur est
rendue la cité qui les irradie. Les
touristes étaient enfin partis, c'était le début de l'hiver, un
léger brouillard flottait entre les murs rapprochés
des maisons et au-dessus des canaux. La
statue équestre de Bartolomeo Colleoni, le Condottiere
érigé par Verocchio qui porte
son regard haut bien au-delà des ombres qui hantent encore ce campo,
ruisselait après la lourde pluie de la nuit. Liliana marchait,
arpentait sa ville cherchant
à rompre l'indifférence qui ronge secrètement les plus belles
villes du monde. Elle était littéralement dans ce dedans où tous
les sens sont sollicités pour pouvoir jouir de l'amour qu'elle
portait à Venise. Elle avait une façon bien
à elle de regarder, de
ressentir et d'écouter jusqu'aux nuances de silences les plus
infimes.
Une
fois la porte de la maison refermée derrière elle, Liliana se
laissait happer par un chemin, une veine qu'elle creusait, chaque
jour différente, et
où elle scrutait ces visages
qu' elle pourrait jurer avoir déjà vus la veille ou un an en
arrière. Elle avait un impétueux désir de voir plutôt que de
connaître. Ce qu'elle nommait chemin, c'était aussi hésitation et
nudité voilée d'une évidence. Et l'instant qui commençait alors
devenait récif que tout pouvait faire bouger.
Dans
son élan, elle se laissa emporter ce matin là par les bruits qui,
par leurs désirs d'effraction, nettoyaient la lumière privée
d'elle-même : le frottement vif du balai du balayeur des rues,
le gémissement des courroies du rémouleur calle del Paradiso,
les grouillements de voix et de
pas, le rabotement des planches d'un menuisier dans une cour,
le clapotis de l'eau, le
grincement d'un volet, les
appels d'un vendeur. Elle
appelait cela les mélodies de Monteverdi . Elle
aimait bien certains jours, assise près de sa fenêtre grande
ouverte, écouter les bruits de sa rue sans regarder, juste en
imaginant les passants : elle reconnaissait ainsi l'homme
pressé, la voix de l'ivrogne, celles de deux amoureux, le
sautillement de l'enfant et
le pas fatigué de l'homme qui rentre du travail.
Les mélodies d'une vie que chacun produit ou écoute, un mouvement
parmi les autres. Puis elle se mit à écouter le bruit de son propre
pas un peu ouaté dans la calle
déserte. Un pas en harmonie avec ces rais de soleil qui commençaient
à déchirer la brume par petites touches , caressant le pavé avec
délicatesse. Elle allait
ainsi d'un seuil à l'autre, d'une ombre à une autre, dans une
errance emplie d'idées à demi pensées, de mots fissurés pour
dissimuler la fragilité de ses visions. Sans
en gommer ses balafres ou ses
ambiguïtés, Liliana
portait un tel amour à sa ville natale qu'elle y poursuivait une
méditation continue, en
s'abreuvant aux visages entrevus, aux
miroirs d'eau libérant un
cri de couleurs solaires
, harmonisant le rythme de ses pas au
rythme de ses songes.
1 commentaire:
Dis-donc, tu nous gâtes, tous les matins un texte et ça va crescendo, et que dire de tes photos ... de quoi pâlir d'envie. J'aime beaucoup le passage dans le milieu du texte "Liliana marchait, arpentait .... (jusqu'à) ... que tout pouvait faire bouger"
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