Nous
sommes à deux doigts du crépuscule, dans cet entre-deux du temps
qui vient effriter la peau des êtres. Je me tiens dans ce repli des
phrases qui ne se sont pas encore élevées des nasses de brume où
sont amarrés les mots, qu'ils soient d'une langue ou d'une autre.
Les écouteurs sur les oreilles, où enfle à pas mesurés le
Magnificat d'Arvo Pärt, j'avance ou plus exactement je suis dans
cette attente d'un frisson, d'un frémissement , de la précarité
d'un clin d'œil . Je suis ici à attendre, espérer l'occasion de
passer une frontière, non pas dans son horizontalité, mais dans sa
profondeur.
La
piazza a conservé des reliques de flaques , permettant comme
sur les tampons-buvards d'autrefois de capter des raccourcis
d'images, des extraits de langage dans ce réceptacle transparent qui
abreuve la lune. C'est ainsi qu'il me happe. Appareil photo au bout
des doigts, penché sur une de ces îles d'eau et concentré sur ce
mirage , il me donne l'impression de fabriquer lui-même une sorte
d'apparition. Ce sera lui que je vais suivre ce soir. Mes pas vont
s'immiscer dans les siens, mes photos vont se fondre dans son regard
et je ne vais plus être que celle qui suit, en tentant de rester
derrière un miroir sans tain. Une manière de l'épouser sans jamais
me faire mal. Apprendre à lire par ses photos nocturnes car
désormais la nuit se tricote à grandes mailles. Les réverbères
prennent de l'ampleur et il/je contemple une plaque d'égout où se
baigne un lumignon, puis ilje cadre les lampadaires sous plusieurs
angles de vue, s'approche d'une vitrine où scintillent des parures
en perles de Murano qui pendent sur des bustes sans tête, se
retourne vers une enseigne qui clignote et s'éteint, embrassant de
spots rouges la façade d'un restaurant. Ilje marche un peu, digresse
de gauche à droite, s'immobilise puis se penche au-dessus d'un pont
et déploie un délire de clichés pour tenter de happer la
déferlante rouge qui inonde le canal et écoper à mains nues les
brisures de la nuit.
Ilje avance entre le clair et l'obscur, entre ce
qui sombre et la brillance d'un autre monde, entre un présent de
pacotille et le chemin de l'esprit. Ilje se déploie dans ses dédales
intérieurs, traque la mélancolie d'un instant, photographie une
forme de relief que guette l'au-delà, dérobe sans blesser un peu de
chair à flétrir.
Je
ne sais combien de temps j'ai vogué sur sa barque, navigué sur son
dire et falsifié mon miroir. Je ne sais plus où je suis, ni même
si je suis encore de ce temps. Je suis dans ce mouvement de dérive,
cette apnée salutaire à la rencontre d'un moi . Le Nunc dimittis
d'Arvo Pärt s'achève entre mes doigts.
Lentement
nous rejoignons la piazza où
je retrouve ma vie.
1 commentaire:
Nous étions jusque là dans les jaunes et les gris tendres des 4 photos précédentes, voilà que tu nous précipites dans le rouge-viscère de cette 5°. Je suis en haleine ...
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