1/
C'est
d'abord en noir et blanc que la ville m'est apparue pour la première
fois, sur un carré dentelé où trois personnes prenaient la pose.
Derrière eux s'élevait une grande église claire. D'autres
silhouettes se fondaient dans l'arrière-plan et quelques pigeons
guettaient à leurs pieds leur manne quotidienne . Le temps
semblait ensoleillé mais ce n'était sans doute pas l'été à la
vue des vêtements portés. La façade de l'église était largement
tronquée et des portails il ne restait que quelques colonnettes ,
sans doute celles du porche principal où plus tard se révélerait
à mes yeux la mosaïque d'un Jugement dernier encadrée de voussures
sculptées aux motifs innombrables. Le quadrige de chevaux de bronze
n'était pas non plus sur la photo et rien, ni ors ni dorures ni
chapiteaux corinthiens, n'était perceptible. En réalité seule
m'intéressait cette silhouette jeune – elle ne devait guère
avoir plus de vingt ans – encadrée d'un couple qui n'était pas
ses parents. Elle était lumineuse, la guerre était finie, et elle
découvrait ce lieu mythique sans imaginer qu'elle ne reviendrait
jamais en Italie.
2/
Ce
sont les odeurs de cuir, qui sortent en flots des magasins où se
vendent des sacs et leurs accessoires, et se répercutent dans ces
ruelles étroites , qui me saisissent en premier . Le cuir
d'abord puis à mesure que l'on se rapproche de la place Saint-Marc,
les relents de nourriture , sauces ou viandes rôties, qui
s'échappent des nombreuses trattorie où
je finirai bien par échouer à un moment ou à un autre. Je marche
sachant pertinemment où mes pas se dirigent, sans avoir la nécessité
de consulter le plan. Il suffit de suivre la déferlante de touristes
qui va vers la place Saint-Marc. De
la même manière que lorsque
je suis à Paris, il me faut
entrer à Notre-Dame, parfois juste pour en faire le tour en quelques
minutes, il en sera de
même désormais
pour la basilique Saint-Marc où je patiente dans la file d'attente .
A peine les valises déposées dans l'appartement loué, que me voilà
à emprunter
tout naturellement
les calli qui
conduisent à la basilique, escortée
de la houle exténuante des touristes.
J'entre et suis prise par
l'émotion lorsque mes pas foulent le pavage en mosaïque qui ondule.
3/
Il
m'a fallu plusieurs passages dans cette cité pour en goûter toute
la subtilité et la délicatesse. Il a fallu oublier les circuits
touristiques, le plan et les panneaux jaunes
per San
Marco , per
Rialto, per ferrovia,
per Accademia, pour
enfin tenter de caresser un
peu les couleurs de Venise. Il a fallu sortir tôt le matin et
voir les vénitiens le
regard porté loin devant, partir au travail et marcher sans la gêne
des touristes. Puis
entrer dans une pâtisserie
acheter un pain des doges ,
faire les
courses à la petite supérette au bord de la lagune face
à l'île de San Michele,
l'île des morts , suivre
la procession des rameaux – palmi
- du Campiello San Crovato
à l'église proche
en écoutant les cantiques, marcher sur les Fondamente Nove
et porter le
regard sur les Dolomites qui s'écrivent au loin, ou s'engouffrer
dans une ruelle , découvrir une boutique de sérigraphie ou de
lustres et simplement
regarder. Ensuite
finir la journée, après
avoir traversé l'église enveloppée de l'odeur des lys,
dans un des deux cloîtres de San Francesco della Vigna,
assise sur la pierre à écouter les cloches
s'envoler, puis les merles en
grande conversation dans le
cyprès derrière la statue de saint François d'Assise.
4/
Aujourd'hui, je suis entrée dans cet
instant incertain où mon regard se pose sur l'envers de la ville. Je
me laisse voguer sur ses rimes intérieures adoptant la nonchalance
d'une gondole en humant ce qui flotte légèrement dans l'air. Se
tenir dans ce passage comme sur le traghetto entre deux rives,
debout et droit en un équilibre parfait, et voir au-delà des
apparences. Le regard brouillé, se plonger dans les reflets rouges
et ocres qui irriguent Venise, et tenter d'y déchiffrer les
promesses du jour qui s'éveille . S'arrêter et regarder le
feuillage au-dessus d'un mur révélant en tendresse la présence
d'un jardin, d'une enclave de paix où la ville pleine de bruits
s'estompe. Caresser d'une main amie les plaies de crépi qui suintent
sur les murs, s'infiltrer dans les calli, se laisser se perdre
et puis se perdre encore, lire les noms des ruelles et les réciter
en un chapelet païen , se laisser envoûter par la langue qui
s'éclate dans la bouche comme une grenade bien mûre, s'attarder
dans une corte et là adossée à un puits
laisser monter des pensées incontrôlables, ne rien faire
d'autre qu'espérer ce dialogue avec l'ange assis sur la margelle.
1 commentaire:
magnifique ! est-ce que la suite s'ouvrira sur ce dialogue avec l'ange??? qui sait...
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