Quelle belle vie j'ai
eue. Quand je les vois maintenant comment ils vivent … à vouloir
toujours plus, jamais satisfaits, toujours espérants, courants,
après quoi ? Moi, c'est une angine de poitrine qu'a eu raison de
moi, à 89 ans. Une belle vie. C'est ce froid qui montait de la rase
et moi, le cul dans l'herbe à guetter mes bêtes, ça m'a pris en
quelques semaines. Forte, costaude j'étais encore, ni une ni deux
comme un étau glacé, ça m'a étouffée. I disaient que la mort est
effrayante. Pas pire, c'est un moment à passer. Moi, je vivais sans
espoir, toute ma vie était là comme je l'aimais, j'attendais rien
d'autre, j'avais tout, l'air, l'eau, le ciel pur, l'herbe, les bêtes,
le vent, la famille, le toit sur la tête, chaque jour l'assiette
pleine, les enfants dans les jambes, le lait. Pas d'espoir alors pas
de peurs. Quand je suis passée de vie à trépas, ça été pareil :
pas d'espoir, pas de peur. Juste une grande lumière comme dix-mille
feux de la Saint Jean ; tu tombes, tu étouffes, tu tombes mais en
haut, tu vois tout, t'existes plus, y a plus rien du tout et y a
tout, à trois cent soixante degrés. Finis les petites misères,
rhumatismes, cors aux pieds, tous ces petits machins qu'essaient de
te faire croire que la vie elle est pas belle. Moi, je regrette rien.
Ce que j'ai aimé passer
mes journées dans mon pré, tricote par ci, appelle le chien pour
les bêtes, discute de là, les voisins qui passaient et tous ces
enfants à qui j'ai appris une maille à l'endroit, une maille à
l'envers. C'que je l'ai aimé cette vie-là. Les veillées l'hiver,
les hommes faisaient les paniers pour que nous les femmes en février
on y mette les bugnes ; le brûlot de marc qui dansait dans
l'obscurité et les cuillères qui se tendaient pleine de feu pour
réchauffer nos poitrails comme qui diraient des feux follets ; les
vendanges à l'automne, les tréteaux qui se montaient dans la cour, y avait pas assez de place dedans pour y manger tous ; l'été,
on remettait ça pour la batteuse et la scieuse, tous les prétextes
étaient bons. I me faudra bien toute cette vie éternelle pour
goûter chaque petit bout de cette vie-là.
2 commentaires:
Ton séjour à Bourdeaux t'inspire! C'est super!
ah la belle vie et belle mort de la "Gèle" ! super!
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