C’est l’ancienne carte, celle où le regard me rassemble.
C’est la carte
routière d’avant – la 76 – qui traçait les routes de
l’enfance.
C’est en fixant
ces lacets rouges, jaunes ou blancs que s’est éduqué mon oeil et
forgé le plaisir à lire des cartes.
C’est plus
précisément le nord-est de celle-ci qui a dessiné les rêveries de
ma vie, et a inscrit mes jours dans une stabilité géographique,
alors même que je suis issue d’une famille de migrants, grands ou
petits. Il suffit de trois plis dans la partie nord pour relier deux
mondes celui d’une souche et de ses branches, celui de la vie
courante et des vacances, celui de l’intensité et celui du
retrait. La route empruntée était toujours la même, elle sinuait
jaune avec le passage d’un fleuve sur un pont qui me semblait
gigantesque et empli de danger, avec des virages qui s’enchainaient
ensuite et dont je ne sortais jamais indemne, avec toujours les mêmes
arrêts pour laisser vomir mes idées noires. Puis elle devenait
blanche sept kilomètres avant de toucher au but et après
l’enjambement d’une petite rivière dont le nom m’enchantait,
puis s’achevait en chemin de terre, aujourd’hui revêtu de
macadam.
C’est, deux ou
trois fois par an, le déploiement de cette même carte sur cinq plis
et le basculement sur la moitié sud-ouest avec la recherche du
trajet le plus court en kilomètres et l’étude minutieuse des
circonvolutions graphiques.Cela représentait les excursions de
l’année que l’on ne pouvait pas toujours mener à bien, en
raison d’une météo souvent improbable. Et les vingt derniers
kilomètres parsemés de souvenirs anciens , toujours les mêmes, qui
ne m’appartenaient pas, et auxquels je repense à chaque fois que
je circule à nouveau sur cette départementale. Les deux derniers
kilomètres, une fois passée la borne notifiant la limite entre les
deux départements de ma généalogie, un silence religieux
s’installait dans l’habitacle, une manière de recueillement
avant l’arrivée au village mythique et les images recréees d’un
grand-père enfant défilaient, alors même que je ne l’avais
jamais connu, pêchant dans la rivière qui s’écoulait sous le
dernier virage. Plus tard les visions des habitants
fuyant avec leurs troupeaux le village enflammé par les soldats
allemands défileraient sur mon écran intérieur.
C’est cela qui
fait carte pour moi, cette carte des migrations estivales en écho à
celle des migrations familiales. Cette carte où les routes et
chemins, qui n’ont guère changé, sont comme des fils entre les
générations, dessinant une sorte de toile où de petites histoires
se sont déroulées sans que la grande histoire ne s’en soucie ou
si peu. Une toile non pour emprisonner mais au contraire qui se
dilate, s’écarte et laisse émaner dans ses fissures, ses
interstices ou ses ornières des traces bleuâtres, noires ou rouges
sang d’un passé sans lequel je ne serais pas.Les villages
traversés n’existaient que par le tracé du chemin qui les
nommait, on ne s’y arrêtait pas, mais si par le plus grand des
hasards , leurs noms étaient prononcés devant moi , mes yeux
s’éclairaient emplis de reconnaissance.
Ce sont ces tas de
lointains – qui ne le sont guère aujourd’hui avec moins de 150
kilomètres et qui peuvent faire sourire les amateurs de grand voyage
– avec leurs noms gravés sur cette carte qui tiennent toujours et
encore une existence réelle et dont je ne peux me passer. Ce sont
ces taches vert pâle ou plus intense, ces aplats d’un blanc cassé,
parcourus de fils jaunes, rouges ou bleutés qui m’interpellent. Ce
sont ces noms , entre le pas et le souvenir du pas, qui battent sur
mes tempes et rythment mes déambulations d’aujourd’hui car on
n’en a jamais fini avec ces vies qui se sont écoulées d’ici à
là, semées d’accrocs et de déchirures et couturées d’un fil
rouge qui coule encore dans mes veines.
De la maturité
des nuages j’espère l’éclair
de la pauvreté
d’un mot le surcroît
Philippe
Denis “Eglogues”
1 commentaire:
Cette carte comme veines et artères visibles en relief sous une peau, comme éclairs zébrant un ciel, accrocs, déchirures, couturés en surface et qui affleurent pour un oui, pour un non
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