Quand nous atteignions
L'Embranchement, nous étions presque arrivés à destination
: quatre routes se coupant à angle droit, en plein vent, nues toutes
les quatre, branches écartelées d'un arbre mort. A ce carrefour,
des croix de pendus, il a dû y en avoir dans des temps immémoriaux.
Embranchement avec sa sonorité d'enterrement, même nombre de
syllabes avec ses « r » sinistres qui roulent comme le
tambour. Là, s'arrêtaient les bus qui déposaient voyageurs et
colis. C'est donc à la croisée de ces branches que mon père,
petit, venait récupérer les lourds paquets qui ne venaient pas par
le facteur ; il disait qu'il fallait marcher longtemps, le
long d'une interminable route, toute droite sur quatre
kilomètres. Si je suis la piste
ancestrale, je vois un café où l'on ne restait pas. L'endroit
n'appelle ni au repos ni à la détente, juste un passage pour les
vents, les véhicules et les gens. Carrefour où l'on ne fait que
passer, rien pour faire trait d'union, seulement ces angles droits,
la nudité et le vent. Je n'y suis jamais allée à pied, jamais
arrêtée et je priais pour n'avoir jamais à y attendre un jour le
bus, ce qui n'est jamais arrivé.
Heureusement,
il y avait Primarette, à cinq cents mètres, dont ma
grand-mère était originaire ; village qui m'évoquait des champs de
pâquerettes, la poésie tapie dans chaque syllabe avec son « i »
comme autant de petits coeurs jaunes. Ces pâquerettes dont je
cueillais au printemps de petits bouquets que je serrais d'un bout de
ficelle avant de les piquer dans mes cheveux...
… et
Revel-Tourdan
avec son château et sa tour sans dents, deux communes qui furent
réunies à la révolution et dont nous avions appris au lycée que
l'une, avec l'arrivée des romains dans ces Allobroges, vers 120 av
JC, s'était appelée Turedonum. Le château de Revel a étendu sa
domination, à une certaine époque sur les paroisses alentours :
Beaurepaire, Pommier, Pisieu, Primarette, Saint-Julien de l'Herme.
Nous avions bien sûr des oncles et tantes dans chacune d'entre
elles.
A
l'autre bout du trajet, Pont-Evêque qui sonnait comme une
cloche. Je croyais voir l'évêque avec sa mitre et sa longue crosse
bénir les passants qui franchissaient la Gère. L'histoire dit que
l'évêque percevait un péage à chaque passage. Il y avait
d'ailleurs toujours sur le pont une bascule que j'associais au péage
et à d'étranges transactions : dîmes, impôts, serfs ...
Charlemagne, juste en face était bien la preuve que ce Moyen
Age était toujours là, inscrit dans le terrain. Le pont, pendant
une moitié de l'année était recouvert d'un brouillard blanc, dense
comme la barbe et les cheveux de ce Charlemagne. Les matins d'hiver,
nous attendions parfois longtemps le bus pour le lycée, nez et
bouche enfoncés dans nos écharpes et bonnets. Il fut un jour
recouvert par la Gère qui avait débordé pendant la nuit ; ce fut
dans les barques des pompiers que nous le traversâmes ce matin-là
et je n'en menais pas large, terrorisée par ces gros pains aux
ventres gonflés qui flottaient tels des poissons morts ; c'est que
tout, chez le boulanger, avait été ravagé. Je ne peux aujourd'hui
traverser ce pont sans voir toutes ces scènes se superposer, la
cloche du pont, l'évêque debout, immobile qui surveille si chacun
paie son dû et les poissons morts échappés de la Gère.
Décidément, je sais bien pourquoi j'ai fui ces lieux dès que j'ai
été en mesure de choisir.
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2 commentaires:
L'histoire de l'inquiétant Embranchement me rappelle que chez les grecs anciens il y avait une divinité de la nuit, Hécate, dont l'une des fonctions avait trait au lien qu'elle effectuait entre les enfers, la terre et le ciel, à ce titre elle était quelquefois appelée déesse des carrefours, lieux où elle pouvait être honorée. Elle pouvait être protectrice mais également néfaste. Dans le vaudou on retrouve également une divinité à double fonction protectrice ou néfaste, Papa Legba, c'est le gardien de la frontière entre notre monde et le monde surnaturel et c'est aussi le messager des dieux, dans certaines attributions il est appelé Mét Kalfou, Maître Carrefour. C'est cette notion de carrefour, qui vient du vaudou très présent dans le sud des E.U. au début du XXème siècle, que l'on retrouve évoquée par Robert Johnson dans Cross Road Blues (enregistré en 1936).
Oui, oui, Michel tout ça est bien évident et je le savias mais n'y ai pas du tout pensé consciemment lorsque j'ai écrit mon texte. Merci de me le rappeler, ça me parle beaucoup.
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