Je me suis toujours levée
de bonne heure : les matins d'été, je me précipitais sur la
terrasse pour m'assurer que les longs rubans d'argent étaient bien
là. Ces traces de baves argentées m'émerveillaient et
m'étonnaient. J'aimais qu'elles soient présentes. Ma grand-mère
m'avait expliqué que, pendant la nuit, limaces et escargots
laissaient derrière eux un film de mucus qui séchait. Je ne les
voyais jamais mais je savais qu'ils étaient quelque part blottis
sous les feuilles de salades du jardin tout près. Ces traces me
laissaient ébahie et m'emplissaient de questions.
On avait beau
m'expliquer que pour se mouvoir, ils avaient besoin de cette bave, puisque sans pattes ils devaient étreindre étroitement le sol et
que ramper n'est pas facile, qu'afin de rendre les surfaces
glissantes pour se déplacer ou pour grimper à la verticale le
long des tiges d'herbes et même parfois se tenir à l'envers, ils
produisaient ce mucus épais par des glandes, toutes ces explications
me laissaient indifférente. Les adultes en rajoutaient, les
escargots ne supportant pas les températures élevées, ils ne
sortaient qu'après les averses et pendant la nuit ; je demeurais avec
mes questions. Ces traces étaient là bien présentes et cependant
il n'y avait rien. Présentes mais absente la cause. Un peu comme
si un fantôme avait laissé tomber un bout de drap ou comme une empreinte
intrigante dans le sable ou encore un revenant qui serait venu
nous observer pendant que nous dormions, nous les humains. Il s'était
passé quelque chose que je ne pouvais jamais voir, il restait
l'indice d'une présence inaccessible. Ces traces étaient donc
incompatibles avec la présence ? J'étais hantée par ces traces et par l'inaccessibilité de leurs causes. Quelques heures plus tard, les
traces avaient complètement disparu. Où ?
Mon passe-temps favori
consistait à jouer à l'imprimeur : je ramassais des pierres plates
sur lesquelles je posais des herbes ou des feuilles que je tapotais avec
une pierre plus petite. Lorsque j'ôtais le tout, la pierre plate du
dessous était couverte de petits signes ressemblants à des lettres,
des hiéroglyphes. L'écriture était aussi une trace et peu à peu
elle se perdait ; disparaissait-elle pour toujours ?
Aujourd'hui encore, je me précipite sur la terrasse au petit matin mais je sais avec quoi ces trainées argentées me confrontent : l'effacement de soi, la perte ... et aussi la beauté, la poésie.
Aujourd'hui encore, je me précipite sur la terrasse au petit matin mais je sais avec quoi ces trainées argentées me confrontent : l'effacement de soi, la perte ... et aussi la beauté, la poésie.
La carte est trace, le
cinéma fait survivre la trace, l'archéologue recherche
minutieusement les vestiges, trace d'un passé ancien, la
psychanalyse travaille sur les traces. Ce qui a disparu ouvre des
intervalles, des espaces dans le temps et même si j'essaie d'effacer
certaines traces laissées par moi, personne ne peut me garantir de
leurs disparitions définitives.
Merci limaces, escargots
d'avoir soulevé tant de questionnements.
1° PS : Juste pour le plaisir, cette photo insolite : agrandissement d'une langue d'escargot montrant ses dents (il peut y en avoir de 14 à 20 000 sur la langue)
2° PS : De gros bisous, sans langue d'escargot, pour souhaiter à tous les lecteurs, une merveilleuse année 2018
1 commentaire:
Je reste langue pendante et toute esbaudie devant de tels détails. Bravo!
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