mardi 2 janvier 2018

4° Annie-mots

« Or dans la trace matérielle il n'y a pas d'altérité, pas d'absence. Tout en elle est positivité et présence » Paul Ricoeur


Je me suis toujours levée de bonne heure : les matins d'été, je me précipitais sur la terrasse pour m'assurer que les longs rubans d'argent étaient bien là. Ces traces de baves argentées m'émerveillaient et m'étonnaient. J'aimais qu'elles soient présentes. Ma grand-mère m'avait expliqué que, pendant la nuit, limaces et escargots laissaient derrière eux un film de mucus qui séchait. Je ne les voyais jamais mais je savais qu'ils étaient quelque part blottis sous les feuilles de salades du jardin tout près. Ces traces me laissaient ébahie et m'emplissaient de questions. 



On avait beau m'expliquer que pour se mouvoir, ils avaient besoin de cette bave, puisque sans pattes ils devaient étreindre étroitement le sol et que ramper n'est pas facile, qu'afin de rendre les surfaces glissantes pour se déplacer ou pour grimper à la verticale le long des tiges d'herbes et même parfois se tenir à l'envers, ils produisaient ce mucus épais par des glandes, toutes ces explications me laissaient indifférente. Les adultes en rajoutaient, les escargots ne supportant pas les températures élevées, ils ne sortaient qu'après les averses et pendant la nuit ; je demeurais avec mes questions. Ces traces étaient là bien présentes et cependant il n'y avait rien. Présentes mais absente la cause. Un peu comme si un fantôme avait laissé tomber un bout de drap ou comme une empreinte intrigante dans le sable ou encore un revenant qui serait venu nous observer pendant que nous dormions, nous les humains. Il s'était passé quelque chose que je ne pouvais jamais voir, il restait l'indice d'une présence inaccessible. Ces traces étaient donc incompatibles avec la présence ? J'étais hantée par ces traces et par l'inaccessibilité de leurs causes. Quelques heures plus tard, les traces avaient complètement disparu. Où ?



Mon passe-temps favori consistait à jouer à l'imprimeur : je ramassais des pierres plates sur lesquelles je posais des herbes ou des feuilles que je tapotais avec une pierre plus petite. Lorsque j'ôtais le tout, la pierre plate du dessous était couverte de petits signes ressemblants à des lettres, des hiéroglyphes. L'écriture était aussi une trace et peu à peu elle se perdait ; disparaissait-elle pour toujours ? 
Aujourd'hui encore, je me précipite sur la terrasse au petit matin mais je sais avec quoi  ces trainées argentées me confrontent : l'effacement de soi, la perte ... et aussi la beauté, la poésie.
La carte est trace, le cinéma fait survivre la trace, l'archéologue recherche minutieusement les vestiges, trace d'un passé ancien, la psychanalyse travaille sur les traces. Ce qui a disparu ouvre des intervalles, des espaces dans le temps et même si j'essaie d'effacer certaines traces laissées par moi, personne ne peut me garantir de leurs disparitions définitives.
Merci limaces, escargots d'avoir soulevé tant de questionnements.


1° PS : Juste pour le plaisir, cette photo insolite : agrandissement d'une langue d'escargot montrant ses dents (il peut y en avoir de 14 à 20 000 sur la langue)





2° PS : De gros bisous, sans langue d'escargot, pour souhaiter à tous les lecteurs, une merveilleuse année 2018




1 commentaire:

Linette a dit…

Je reste langue pendante et toute esbaudie devant de tels détails. Bravo!