dimanche 21 janvier 2018

La Durande

Elle n’a pas le choix. Elle a plein de choses à faire. Elle coupe l’herbe pour les lapins. Elle sort les chèvres de leur enclos. Elle les mène paître dans le pré derrière la maison. Elle coupe des branches de frênes. Elles en sont friandes. Elle surveille d’un œil discret. Elle s’allonge dans l’herbe pour regarder passer les nuages. Elle voit des formes se dessiner dans le ciel. Elle oublie ses chèvres. Elles sont passées par-dessus les gros rochers. Elles sont allées vers la rivière. Elles sont derrière les buissons. Elle appelle sa chienne. Elles courent pour rattraper les drôlesses. Elle les ramène à la maison de Durand. Elle est en 1860. Elle a sept ans. Elle va tirer l’eau dans le puits près de la maison. Elle surveille sa petite sœur et le bébé pendant que sa mère s’active dans le jardin. Elle chante une berceuse à Jean-Marie et elle surveille du coin de l’œil Marie qui n’en fait qu’à sa tête. Elle met les assiettes et les couverts sur la table. Elle pense à l’école. Elle n’y va pas tous les jours. Elle est contente d’y aller. Elle commence à savoir lire, un peu. Elle va à la rivière avec la brouette. Elle aide sa mère à laver le linge. Elle chantonne pour passer le temps. Elles poussent la brouette qui est lourde en remontant le chemin. Elle étend le linge sur un fil. Elle n’est pas assez grande, mais sa mère est enceinte et fatiguée. Elle regarde passer des oiseaux dans le ciel. Elle voudrait bien savoir leur nom. Elle va à l’école, son frère aîné ne l’attend pas. Elle sautille même avec ses sabots. Elle rejoint la rivière. Elle traverse le pont du diable en courant. Elle a toujours peur à cet endroit. Elle remonte le sentier sur l’autre versant. Elle se retourne et voit sa maison toute petite. Elle regarde le château de Chalencon, en ruine, au-dessus d’elle. Elle rejoint l’école. Elle retrouve Baptiste, le fils de l’instituteur. Elle arrive à lire toute une page de son livre en suivant les mots avec son doigt. Elle prépare son trousseau. Elle est le 18 février 1878, elle signe le contrat de mariage dans un café à Tiranges avec le notaire. Elle apporte ses habits, linges, hardes, un lit complet usagé du pays, estimé à la somme de 75F, et une armoire estimée 25F. Elle a reçu une partie de son héritage: 600F. Elle se marie en mars. Elle ne sera plus une bouche à nourrir pour ses parents… Elle a appris le travail de dentellière. Elle devient la femme d’Antoine. Elle change de nom. Elle devient la Durande. Elle change de maison. Elle habite dans une maison du Châpre achetée par Antoine. Elle est près du centre du village. Elle sait s’occuper d’une ferme et des animaux. Elle sait tenir une maison et s’occuper des enfants. Elle a huit frères et sœurs. Elle aura sept enfants, quatre filles et trois garçons. Elle ne connait pas ses beaux-parents morts depuis bien longtemps. Elle voit ses parents à l’église le dimanche. Elle n’a guère le temps de regarder les nuages dans le ciel ou les oiseaux. Elle a les yeux fixés sur les napperons de dentelle qu’elle doit vendre. Elle est assise dans la petite pièce avec des voisines. Elles agitent les fuseaux de buis qui cliquètent pendant qu’elles parlent en patois. Elles sont habiles à croiser les fils sur les modèles en carton tout en partageant les petits riens du quotidien. Elles croisent et décroisent leurs inquiétudes: les maris montés à la scie pour compléter les revenus de la ferme, les enfants malades ou morts, la vie qui n’en est pas une...Elles rient un peu, elles chantent, elles pleurent aussi. Elle a perdu sa première fille Marie à quelques mois. Elle a perdu un fils Jean-Baptiste à 18 ans un soir de Noël, de la diphtérie. Elle a perdu son troisième enfant , il avait vingt ans , c’était le 22 août 1914. Elle a une longue robe noire. Elle a un tablier par-dessus avec de grandes poches. Elle a toujours un bonnet blanc sur la tête. Elle a un grand nœud sous le menton. Elle ne montre jamais ses cheveux.Elle ne sourit pas beaucoup. Elle est veuve et tous ses enfants sont partis de la ferme. Elle ne descend plus à Durand depuis longtemps, le chemin n’est pas aisé. Elle va jusqu’au cimetière de temps en temps. Elle descend passer les mois d’hiver chez sa fille à Saint-Etienne. Elle prend l’autocar.  Elle s’occupe de son petit-fils. Elle le conduit à l’école. Elle remonte les trois étages où vit sa fille, le petit est remonté derrière elle, sans un bruit…elle le ramène à l’école en murmurant ah ce petit... Elle connait une vie exceptionnellement longue pour l’époque. Elle est née quelques semaines après le début du second Empire. Elle connaît la Troisième République pratiquement tout entière. Elle découvre l’eau sur l’évier et les égouts à Saint-Etienne. Elle écoute la TSF. Elle n’a pas connu la machine à laver. Elle a lavé le linge toute sa vie au lavoir des Billards. Elle meurt à plus de 84 ans d’une crise d’urémie. Elle a laissé son carreau de dentellière dans la maison du Châpre. Elle est l' arrière-grand-mère.

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