Il a de longues
moustaches blanches cirées aux pointes et retroussées en l'air. Il
chevauche sa mobylette bleue. Il est le seul à posséder une
mobylette. Il est maigre et sec. Il ressemble à Don Quichotte. Il
doit abattre des moulins quand on ne le voit pas. Il est abonné au
« Reader Digest ». « Il est original » disent
les paysans. Il a une femme alcoolique. Il descend chaque jour le
chemin qui passe devant la ferme. Il se tient très droit sur sa
mobylette. Il n'est jamais à pied. Il s'arrête pour embrasser la
petit fille avec ses moustaches qui piquent. Il ne la voit que l'été
puisque c'est ici qu'elle passe ses vacances. Il a à coeur de lui
enseigner tout ce qu'il apprend dans ses lectures. Il lui montre les
spermatozoïdes dans son Reader Digest. Il lui explique en détail la
fécondation de l'ovule quand elle a dix ans. Il ne l'emmène jamais
sur sa mobylette. Il est vif, intelligent. Il vit de quoi ? Il fuit
sa bicoque délabrée. Il fuit sa femme ivre et ses deux filles
alcooliques qui hurlent. Il n'a pas l'air malheureux. Il se réfugie
dans la lecture. Il ne lit pas de roman. Il s'éduque. Il est le type
même de l'autodidacte. Il explique très bien et montre les images à
l'appui. Il est de santé fragile. Il n'est donc pas parti dans les
tranchées comme tous les autres. Il est le tuteur de la mère
mineure et sans parents de la petite fille. Il a aidé la grand-mère
de la fillette pendant la guerre de 14-18. Il était là quand la
maison a brûlé. Il a reconstruit en pisé en l'absence du
grand-père. Il paraît qu'il a été son amant. « Il est le
père de ton père » disent les voisins bien intentionnés à
la petite fille. « Il a toujours un mouchoir blanc et propre
dans sa poche comme ton père, c'est bien la preuve »
disent-ils encore. Il s'occupe beaucoup d'elle. Il l'aime, elle le
sent. Il est son parrain, c'est comme ça qu'elle l'appelle
« Parrain » quand il arrive. Il est une bouffée d'air
frais même si ses bouts de moustaches sont noircies de tabac. Il
croit en l'intelligence. Il apporte des bouffées d'air frais. Il
transporte le monde extérieur dans sa besace. Il parle de politique
ce que personne ne fait à la campagne. Il lie les choses les unes
aux autres. Il élargit le monde et lui donne un sens. Il pense que
l'on doit acquérir le maximum de connaissances. Il pense que c'est
le seul moyen de s'en sortir. Il est passé chaque jour, pendant
l'été aussi loin qu'elle s'en souvienne. Il porte une besace en
bandoulière. Quand il arrive il pose pied à terre. Il cale la
mobylette. Il prend la fillette sur ses genoux. Il lui raconte des
histoires de « grande ». Il ne la considère pas comme un
bébé. Il n'est pas venu tous les étés. Il a été hospitalisé,
elle ne sait pas pourquoi. Il était entouré par le secret. Il a dû
mourir il y a longtemps, elle a oublié ou on ne le lui a pas dit. Il
a payé sa première mobylette quand elle partie à l'université à
Lyon. Il a donné l'argent à la grand-mère qui l'a donné au père
qui le lui a dit. Il a dit que la petite devait poursuivre ses
études. Il a toujours été sans âge. Il lui manque quand elle
pense à lui. Il a été son premier maître. Il était libre et
filait comme le vent. Il est le premier modèle de père, ce n'est
qu'aujourd'hui qu'elle le sait. Il est l'un de ces inconnus qui
circulent dans ses veines. Il l'a profondément marquée.
3 commentaires:
"Il a dit que la petite devait poursuivre mes études". quel beau lapsus ! quelle belle histoire de transport dans "ses" veines.
le tout, à mobylette, bien sûr !
Contente de découvrir ton texte! J'aime bien sa besace...
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