vendredi 19 janvier 2018

Cartographie 6


Il a de longues moustaches blanches cirées aux pointes et retroussées en l'air. Il chevauche sa mobylette bleue. Il est le seul à posséder une mobylette. Il est maigre et sec. Il ressemble à Don Quichotte. Il doit abattre des moulins quand on ne le voit pas. Il est abonné au « Reader Digest ». « Il est original » disent les paysans. Il a une femme alcoolique. Il descend chaque jour le chemin qui passe devant la ferme. Il se tient très droit sur sa mobylette. Il n'est jamais à pied. Il s'arrête pour embrasser la petit fille avec ses moustaches qui piquent. Il ne la voit que l'été puisque c'est ici qu'elle passe ses vacances. Il a à coeur de lui enseigner tout ce qu'il apprend dans ses lectures. Il lui montre les spermatozoïdes dans son Reader Digest. Il lui explique en détail la fécondation de l'ovule quand elle a dix ans. Il ne l'emmène jamais sur sa mobylette. Il est vif, intelligent. Il vit de quoi ? Il fuit sa bicoque délabrée. Il fuit sa femme ivre et ses deux filles alcooliques qui hurlent. Il n'a pas l'air malheureux. Il se réfugie dans la lecture. Il ne lit pas de roman. Il s'éduque. Il est le type même de l'autodidacte. Il explique très bien et montre les images à l'appui. Il est de santé fragile. Il n'est donc pas parti dans les tranchées comme tous les autres. Il est le tuteur de la mère mineure et sans parents de la petite fille. Il a aidé la grand-mère de la fillette pendant la guerre de 14-18. Il était là quand la maison a brûlé. Il a reconstruit en pisé en l'absence du grand-père. Il paraît qu'il a été son amant. « Il est le père de ton père » disent les voisins bien intentionnés à la petite fille. « Il a toujours un mouchoir blanc et propre dans sa poche comme ton père, c'est bien la preuve » disent-ils encore. Il s'occupe beaucoup d'elle. Il l'aime, elle le sent. Il est son parrain, c'est comme ça qu'elle l'appelle « Parrain » quand il arrive. Il est une bouffée d'air frais même si ses bouts de moustaches sont noircies de tabac. Il croit en l'intelligence. Il apporte des bouffées d'air frais. Il transporte le monde extérieur dans sa besace. Il parle de politique ce que personne ne fait à la campagne. Il lie les choses les unes aux autres. Il élargit le monde et lui donne un sens. Il pense que l'on doit acquérir le maximum de connaissances. Il pense que c'est le seul moyen de s'en sortir. Il est passé chaque jour, pendant l'été aussi loin qu'elle s'en souvienne. Il porte une besace en bandoulière. Quand il arrive il pose pied à terre. Il cale la mobylette. Il prend la fillette sur ses genoux. Il lui raconte des histoires de « grande ». Il ne la considère pas comme un bébé. Il n'est pas venu tous les étés. Il a été hospitalisé, elle ne sait pas pourquoi. Il était entouré par le secret. Il a dû mourir il y a longtemps, elle a oublié ou on ne le lui a pas dit. Il a payé sa première mobylette quand elle partie à l'université à Lyon. Il a donné l'argent à la grand-mère qui l'a donné au père qui le lui a dit. Il a dit que la petite devait poursuivre ses études. Il a toujours été sans âge. Il lui manque quand elle pense à lui. Il a été son premier maître. Il était libre et filait comme le vent. Il est le premier modèle de père, ce n'est qu'aujourd'hui qu'elle le sait. Il est l'un de ces inconnus qui circulent dans ses veines. Il l'a profondément marquée.

3 commentaires:

MarieBipe REDON a dit…

"Il a dit que la petite devait poursuivre mes études". quel beau lapsus ! quelle belle histoire de transport dans "ses" veines.

MarieBipe REDON a dit…

le tout, à mobylette, bien sûr !

Laura-Solange a dit…

Contente de découvrir ton texte! J'aime bien sa besace...